ENTRETIEN avec A.Bekiekh
Propos recueillis par Oscar Diaz, Astrid Maury.
A Pierre Gabaston, Guy Magen, Daniel Weyl
Déjà la nuit contemplait les étoiles (…)
Et notre joie se métamorphose en pleurs (…)
Jusqu’à ce que la mer se fut refermée sur nous.
In Le Mépris, Godard Jean-Luc
Extrait : L’enfer, La divine comédie, Dante Alighieri
Qu’est-ce que vous aimez avant tout dans un film ?
Comme un enfant, j’aime que l’on me raconte des histoires, pour les moments d’étonnement, de surprise et de découverte.
Le film est-il encore pour vous une distraction ?
Bien sûr, le film est et reste une distraction, un divertissement.
Il me divertit, non seulement en me livrant à un univers différent, mais en captant mon attention, il me détourne de moi, m’entraîne vers un ailleurs.
Au sens strict, distraire signifie, je crois, “séparer une partie d’un tout”.
Le film a le pouvoir de me défaire, de me séparer de moi-même, de me distraire.
Je me laisse accaparer par le récit, l’histoire fait diversion et je me laisse entraîner.
J’ai alors un certain défaut d’attention.
J’ai une vision incomplète, partielle de ce qui défile sur l’écran.
L’intrigue accapare toute mon attention et, à la fois, me rend inattentif à tout ce qui la constitue, à tout ce travail de construction du sens.
Tout cela m’empêche évidemment d’aller au sens caché de l’image et de l’œuvre.
Il me faut fournir un effort pour m’en distancier suffisamment et me rendre attentif à une seconde lecture, au second discours du film.
Comment regardez-vous un film à la première vision ?
Le film est un spectacle, un divertissement.
Il me délivre de moi-même.
Pendant le temps de la projection, le film me captive.
Je fais une distinction entre regarder et voir un film.
Lors de la première vision, je regarde le film, mais lorsque je dois l’analyser, mon attention change la perception que j’ai du film, je vais le voir et le revoir.
C’est comme entendre de la musique d’une oreille distraite et l’écouter d’une oreille plus attentive.
Comment réagissez-vous après la vision d’un film ?
Je suis un spectateur qui se perd pendant la projection, puis je renoue avec le réel au retour de la lumière dans la salle.
A la fin de la projection d’un film, il n’y a plus ces sons, ces bruits, plus ces images, les interférences s’effacent peu à peu.
Petit à petit, je me retrouve, je reprends peu à peu possession de moi.
Lorsque le film s’arrête, je suis à nouveau livré à moi-même.
Même si, imperceptiblement, mon rapport à la réalité est modifié et que le film me hante encore plus ou moins longtemps, je passe par ce moment d’engourdissement des sens, où je reste encore imprégné par le film en quittant la salle obscure.
La rencontre avec l’œuvre, le réalisateur, son univers et ses personnages fait que je ne suis plus à ce moment-là totalement le même.
Aller voir un film, c’est aussi, pour moi, aller à la rencontre de l’autre.
C’est me permettre une intrusion dans son univers et lui permettre son intrusion dans le mien et ainsi m’arracher de mon quotidien.
Il me déroute, m’oblige à m’oublier.
Je ne suis plus à l’écoute de ce qui me relie à ma réalité.
J’entre dans la fiction et par elle, l’autre me déconnecte, m’altère et m’enrichit.
Comment parlez-vous du film ?
Dans un premier temps, ma réaction naît d’un terreau émotionnel.
Pareil à l’enfant, le premier mouvement est dicté par une quête du plaisir.
L’avis premier énoncé est une tentative pour exprimer le plaisir ou le déplaisir éprouvé durant la projection.
Ces premières réactions sont une étape nécessaire pour entrer en matière.
Elles sont un prétexte, des balbutiements, les premiers jalons d’une réflexion.
Je me suis perdu et je me retrouve.
Je dis ce qui m’a plu, déplu, dérangé.
Je parle à chaud de mon rapport immédiat au film, tout en étant conscient que je parle de moi et peu du film.
Pour que je puisse en parler autrement, il me faut dépasser le “j’ai aimé” et le “je n’ai pas aimé”.
Je me libère de l’emprise du film en essayant de développer les points que j’ai plus ou moins aimé.
Je parle de ce que j’ai vu ou cru voir.
C’est une façon de s’approprier le film d’un autre, en le jugeant sur ce qui rejoint ou trahit nos positions.
Il est parfois difficile de ne pas mesurer le film à l’aune de nos attentes, à notre vision de l’existence.
Il nous faut à chaque fois apprendre, réapprendre à nous distancier du film.
Vous demande-t-on souvent à la fin d’un film ce que vous en pensez ?
Oui, trop souvent. Un commentaire sur le film peut être déclenché par une demande impérieuse “qu’est-ce que tu penses du film ? ” – et l’on attend de moi une réaction immédiate.
Je trouve d’ailleurs qu’il y a une certaine agression à ce moment-là, surtout si le film m’a troublé.
Celui qui m’interroge m’oblige à passer du statut de récepteur réagissant aux images, où j’ai plaisir à être, à celui d’analyste, qui est un plaisir autre.
La notion de “passivité du spectateur” n’est pas tout à fait juste ici.
Pendant toute la durée de la projection, le spectateur exerce évidemment une activité, il veut suivre, il cherche à comprendre l’intrigue.
Et lorsque nous ne comprenons pas, nous interrogeons celui qui nous accompagne, pensant sans doute qu’il va pouvoir nous proposer une explication.
En réponse à la demande de celui qui m’accompagne, il me faut trouver les mots justes pour répondre ; cela demande un effort.
Le chien andalou de Luis Buñuel ou Mulholland Drive de David Lynch sont deux parfaits exemples.
C’est parfois lors de ces conversations que s’établissent des connexions entre certains éléments du film, qui ne nous avaient pas frappés de prime abord.
Ainsi s’élaborent de nouvelles pistes, censées nous éclairer sur le discours du film.
Comment arrivez-vous finalement à parler d’un film ?
Difficilement, ce sont avant tout des tâtonnements.
J’essaie de structurer un discours sur ce dont je me souviens.
Discourir sur le film, c’est se le raconter encore.
L’interpréter, l’analyser c’est aussi en parler en se le remémorant.
Le “je” qui parle n’est plus le “je” qui regardait le film.
Je me remémore le film pour pouvoir en parler.
C’est aussi une façon de retrouver, de prolonger ce plaisir éprouvé durant la projection.
Ainsi, ce plaisir de la découverte, de l’émerveillement est sans cesse renouvelé, comme si on tentait de le revivre.
En discuter, c’est permettre l’échange des émotions, des perceptions différentes d’un même film.
La discussion autour du film permet de revivre l’émotion en différé.
Même si ce n’est plus exactement le même plaisir, que ce sont deux moments de ravissements différents ; nous tentons d’en parler, de rendre par le langage ce qui nous a touchés dans le film, de le partager, d’en faire part à un tiers, peut-être finalement pour en revivre encore l’émotion.
Est-ce qu’un film ne peut être qu’un divertissement ?
Le mouvement premier du spectateur est celui de se divertir.
Mais le film n’est pas qu’un divertissement.
Le film n’est pas que le moyen de s’évader d’une réalité quotidienne, comme le croit Cécilia, l’héroïne du film La rose pourpre du Caire de Woody Allen.
Le film n’est pas non plus qu’un objet d’étude : de toute façon, il ne cesse de l’être, car nous ne pouvons pas avoir tout dit sur un film.
Il demande à être sans cesse revu, malgré toutes les exégèses faites à son sujet, il ne s’épuise pas.
Il permet un champ d’analyse illimité.
Le film s’offre à la fois comme divertissement, comme objet d’étude, porteur de diverses strates d’analyses, qui loin de s’épuiser, s’enrichissent de nouvelles lectures à chaque nouvelle exploration.
Le film nous dépasse, nous, les spectateurs, ainsi que l’auteur.
Tout commentaire, toute œuvre demandent à être questionnés à l’infini.
Le commentaire sur le film permet aussi une remise en question de soi-même, sur notre propre perception des images, et notre vision sur le monde.
Il n’y a rien de péjoratif à interpréter.
A chaque instant, nous ne cessons d’interpréter et penser le monde : l’avocat interprète une loi ; l’acteur, un rôle ; le traducteur, un texte, etc.
Remettre en cause un commentaire unique sur le film, remettre en question sa lecture du film, c’est remettre en question sa propre approche.
Il n’y a pas, selon moi, une seule interprétation valide d’un film, mais encore faut-il que cette interprétation soit pertinente, pour cela, elle doit s’appuyer sur une méthode, une exigence.
Je reste prudent à l’égard de toute grille “standard” de lecture d’un film.
Toute grille a ses limites.
L’interprétation doit être faite “sur mesure”.
En posant d’emblée la multiplicité des interprétations, j’accepte de remettre en cause mon approche.
Je ne rejette pas l’idée d’avoir un regard autre, une vision enrichie, sachant que chaque vision ne peut être tout à fait la même.
Elle complète par ajouts ma vision première.
Revoir le film est indispensable pour réajuster le souvenir que j’ai eu lors de la première vision, et ainsi affiner ma première interprétation.
C’est un cheminement, une élaboration, une succession d’étapes.
La mise au premier plan du travail d’écriture et de réalisation du film passe inévitablement par lectures et par relectures du film.
Plus le champ des relectures est vaste, plus le film atteste de richesses, et plus il approche du chef-d’œuvre.
Que penser du spectateur qui se limite à une seule vision ?
On entend souvent le spectateur dire, qu’il a “déjà vu” ce film.
Mais qu’est-ce que signifie ce “déjà vu” ?
Que sait-il au juste du cinéma ? Qu’a-t-il vu au cinéma ?
Je repense à cette phrase-clé du film d’Alain Resnais, Hiroshima, mon amour d’après Marguerite Duras.
“Lui” dit à “Elle” inlassablement : “Tu n’as rien vu à Hiroshima…”
Pour le spectateur, avoir déjà vu un film, c’est ce souvenir altéré qu’il a retenu de l’histoire ou de quelques moments forts et cela semble lui suffire.
C’est comme si “voir un film” se réduit à suivre l’histoire.
Pour les mêmes raisons, le spectateur s’exclame “ne me racontez pas le film”, “ne me racontez surtout pas la fin du film !”
Est-ce que ce spectateur refuserait d’aller voir un film qui est une adaptation d’un roman dont il connaît l’intrigue ?
Peut-être est-ce ce même spectateur qui refuse, lors de l’adaptation d’une œuvre littéraire à l’écran, d’avoir une vision, une interprétation autre que la sienne.
Si dans le premier cas, le spectateur veut de la nouveauté, dans le second, il résiste à renouveler sa vision.
Alfred Hitchcock lui-même demandait au public de ne pas raconter la fin, pour mieux manipuler le futur spectateur de son film, en lui laissant croire que le seul intérêt du film était le dénouement de l’intrigue.
Alfred Hitchcock, fin stratège, n’était pas dupe des motivations du spectateur, de son besoin d’identification, d’introjection et de projection.
Connaître la fin, le coupable avant d’aller voir le film, ne me gêne en rien.
Alfred Hitchcock dans Vertigo par l’intermédiaire de Kim Novak nous révèle le meurtre de Madeleine Elster, et accompagner James Stewart reste un bonheur, jusqu’à la découverte du collier et ce, jusqu’à la fin du film.
De même, la mise en place de l’assassinat et la connaissance du meurtrier au début de chaque épisode de la série Columbo ne gâche en rien le plaisir du spectateur à suivre l’inspecteur dans ses allées et venues, même en connaissant les tics et les manies de ce dernier.
En effet, lorsque l’oracle annonce à Laïos et à Jocaste, les parents de Œdipe, ce que Œdipe va commettre, ou dans Macbeth de William Shakespeare, lorsque les trois sœurs annoncent la destinée de Macbeth, je désire dans les deux cas suivre le destin de ces personnages.
Et à aucun moment, je ne devine ce qui va se passer, j’oublie même dans l’émotion, pris par l’œuvre, ce qui avait déjà été énoncé.
Un film doit être vu et revu.
Mais souvent, le spectateur refuse d’avoir une vision autre que la première, précisément parce qu’il ne pourra plus jamais avoir le même regard.
Pourriez-vous revenir sur cette notion de pertinence de l’analyse ?
Une interprétation ne devient une analyse que si elle est pertinente.
Mon interprétation ne s’affranchit pas de ce que l’auteur m’offre dans son film.
Elle se subordonne aux images.
Il me plaît à dire que je travaille “images à l’appui”, que le sens fait sa “preuve à l’image”.
Il est très important pour moi de travailler en partant de la matière même.
Il faut puiser dans ce qui constitue l’image et retarder le plus possible le moment où l’on va chercher dans les écrits sur le film – ces commentaires sur le film qui vont de nouveau me remettre au travail – en revenant sans cesse à l’image, au film.
Mais dans tous les cas, je fais avec ce qu’il y a dans l’image, avec ce que l’auteur me donne lorsqu’il compose son œuvre, qu’il en soit ou non conscient.
Mais il doit quand même y avoir des films “nuls” où ce genre de relectures est limité ?
Non, pour moi, il n’y a pas de films “nuls”.
Je peux aimer ou non un film, mais je ne peux pas dire qu’il est totalement “nul”.
Il y a des films que nous trouvons plus ou moins intéressants.
De plus, je constate souvent que je ne fournis pas forcément les efforts que certains films nécessitent.
Par conséquent, je ne peux jamais avoir la certitude de la “nullité” d’un film.
Dans La règle du jeu de Jean Renoir, à entendre Marceau, le braconnier, une coulée qui n’est plus fréquentée par les lièvres n’aurait pas échappé au regard exercé du garde-chasse Schumacher.
Le marquis Robert de la Chesnaye, lui-même, sur ses terres, n’a rien vu, ni coulée, ni collet.
Malgré son regard exercé, Marceau n’a pas vu que cette coulée n’est plus fréquentée ; c’est un exemple qui nous montre bien que nul n’est à l’abri d’un moment d’inattention, le spécialiste comme le novice.
Dire d’un film qu’il est “nul”, c’est ne plus me permettre de revoir le film et de revoir mon jugement.
La bonne appréciation d’un film nécessite une certaine distance, certaines connaissances, et puis un effort d’attention plus important, qui sera fourni, sans aucun doute, lors d’une seconde ou “énième” vision.
Dans quelle mesure le cinéaste pense son film ?
C’est une question qui est souvent posée par les nouveaux participants lors de mes cours d’analyse de films.
L’objectif du réalisateur n’est pas seulement de me distraire.
Le scénariste, le metteur en scène, le monteur, tous ont des intentions.
Tout créateur, y compris le documentariste, le reporter, découpe le monde, le cadre et le recompose à son idée.
Il opère les choix qui lui semblent les plus pertinents afin d’exprimer ce qu’il veut illustrer et exclut ainsi tout ce qui ne s’intègre pas dans le but qu’il s’est donné.
De nombreux spectateurs croient fermement à l’objectivité du documentariste et prennent pour “vérité-vraie” le documentaire, le distinguant en cela de la fiction qui elle serait le “faux”.
Le documentaire est avant tout un point de vue, il n’est évidemment qu’une vision du réel.
A travers le film, l’auteur crée “(…) un monde qui s’accorde à son désir (…)”, pour reprendre Michel Mourlet, et non pas André Bazin, cité au générique dans Le mépris de Jean-Luc Godard.
Ou pour l’énoncer autrement, dans Annie Hall de Woody Allen, où le réalisateur, acteur dans le film, nous fait part ouvertement de sa volonté de parfaire la réalité, lorsqu’il la met en scène au théâtre.
Ainsi, Alvy Singer, metteur en scène “idéalisé”, joué par Woody Allen, adapte au théâtre sa rupture avec Annie Hall, sa femme (Diane Keaton), avant de regarder la caméra et de nous déclarer : “C’est ma première pièce. On idéalise toujours en art parce que… dans la vie, c’est dur.”
On retrouve encore un exemple de cette illustration dans Le magnifique de Philippe de Broca, où le romancier François Merlin vit par procuration en donnant par compensation, au héros du roman qu’il écrit, Bob Saint-Clare, tous les traits positifs qui lui font défaut.
Le romancier François Merlin et le héros du roman Bob Saint-Clare, son double opposé, sont bien entendu incarnés à l’écran par le même acteur Jean-Paul Belmondo.
Il y aurait donc des films qui semblent légers au premier abord, mais qui recèlent en eux une complexité ?
Oui, exactement, il nous faut parler de l’attitude paresseuse de celui qui regarde.
D’où mon souci de ne pas préjuger d’un film et de ne pas le cataloguer “nul” en le condamnant a priori.
Lors de la première vision, un film peut donner l’impression qu’il est “insignifiant”.
Mais à l’analyse, le film se révèle à nous.
Nous sommes plus ou moins attentifs, exigeants et prêts à faire des efforts lorsque nous regardons un film.
Il faut dépasser cette certitude de savoir, celle de croire que tout va nous être donné au premier coup d’œil et que nous pouvons saisir tout en une seule vision.
Il est plus facile de décrier un film que de s’interroger sur ce qu’il y aurait à regarder.
Le spectateur a souvent l’illusion de prendre ce qu’il veut, mais parfois il ne prend que ce qu’il peut.
Certains réalisateurs aiment manipuler, détourner le spectateur de leurs intentions.
Le cinéaste peut utiliser des subterfuges formels, tel que le recours à un passé historique, à un genre (film noir, western), dans un souci de protection, non seulement de soi mais aussi de l’œuvre et nous éloigner ainsi, du sens profond, caché.
Le malentendu surgit dès que le spectateur préjuge de la valeur du film en ne se basant que sur ses repères culturels ou sur l’apparente légèreté d’une comédie, méprisant ainsi le travail de fond du réalisateur.
Je pense au très subtil film égyptien Silence… On tourne de Youssef Chahine considéré comme “nul” par une certaine presse occidentale.
Le spectateur se formalise à tort sur la facture du film, qu’il soit “en noir et blanc”, “muet”, “film de cape et d’épée”, “western”, etc..
Est-ce que le réalisateur n’est pas déçu par le regard que pose le spectateur sur son film ?
Peut-être, mais c’est la règle du jeu…
C’est au spectateur de faire l’effort et non plus à l’auteur, qui lui a fait ce qu’il avait à faire.
L’auteur avance souvent masqué, il a aussi le droit parfois d’être pudique.
L’exhibition n’exclut pas la pudeur, la timidité.
La censure ou l’autocensure amène aussi l’auteur à se dissimuler.
Le réalisateur montre en cachant.
Il se montre et se cache.
Il voile et dévoile des parts de lui.
Il laisse entendre, entrevoir, glissant dans son film maints indices, que le spectateur “averti” pourra déceler.
Dans le processus de création, il y a ce “jeu” avec le montré et ce “je” dans le caché – ce jeu que connaissent bien et qu’affectionnent les enfants.
“Je montre et je cache – Je me montre et je me cache”, où l’auteur voile et rend possible le dévoilement.
Ce n’est pas forcément ce que l’auteur montre qui importe, mais aussi ce qu’il cache.
Les films d’”action” peuvent attester que la technique est maîtrisée, mais ce ne sont pas les effets spéciaux réussis qui feront la qualité du film.
Ce n’est pas ce qui séduit au premier abord dans un film qui fait sa richesse.
Les qualités d’un film ne sont pas forcément là où l’on croit.
Quelle est votre principale démarche dans l’analyse de l’image ?
C’est un savoir à acquérir sur l’image.
Il faut dépasser le savoir apparent que nous croyons avoir d’une image, rompre avec l’illusion de l’impression première, briser ce leurre des impressions fugaces et ne pas se limiter à l’inventaire informatif de l’histoire racontée.
Prenons cette scène de Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais :
Un père et son fils sont dans une barque, le père rame, tourne le dos au petit garçon assis.
L’enfant fait mine de tirer sur le père avec un pistolet à fléchette.
Le père se retourne pour regarder l’enfant.
Surpris dans son geste, l’enfant déplace son bras et pointe sa flèche vers l’eau, vers la mer avant de tirer.
C’est le premier niveau aisément identifiable, apparemment anecdotique.
Pourtant, dans cette mise en scène – il y a quelque chose de très significatif.
L’auteur compose son image, et dans cet agencement il y a une intention, (même si par ailleurs des éléments inconscients peuvent également se glisser dans l’œuvre du cinéaste.)
A la seconde vision, la signification apparente ne satisfait plus le spectateur que je suis.
Pareil à l’auteur qui construit, met du sens, à mon tour, par l’analyse, je pars en quête du sens esquissé.
Ainsi je construis mon discours sur le film.
Comment illustreriez-vous votre perception de l’image ?
On peut peut-être parler d’une géographie de l’image, d’une image avec ses profondeurs, ses couches successives, composée de pleins et de creux, de différents niveaux de lecture.
Le spectateur perçoit souvent le film comme une collection dépaysante d’images, d’actions, assortie de dialogues, une série de stimulations audiovisuelles.
Il a une vision première des choses, comme s’il ne voyait que les pleins, sans structures intérieures, comme si sa vision s’arrêtait à la surface des choses et des événements, comme s’il n’entendait que les sons bruts sans nuances.
Sur cette surface lisible sur laquelle le regard du spectateur glisse, il y a du relief, des nuances, des contrastes, des jeux de superpositions, des contenus symboliques, une polyphonie sémiologique qu’il ne voit pas forcément.
Dans mon travail d’analyste, il s’agit de chercher cet ordre caché.
J’entends ainsi, je décrypte d’une façon presque polyphonique le second discours du film, c’est-à-dire en repérant les éléments isolément, sans les exclure de l’ensemble.
Aborder le film en sa qualité d’œuvre signifiante peut sembler surprenant, difficile pour le spectateur qui n’aurait pas pressenti ou voulu s’intéresser au non-explicite de toute expression formelle.
Cela nécessite une “certaine écoute du voir”, semblable à celle du psychanalyste qui a cette écoute flottante, cette disponibilité de l’écoute suffisamment détachée du déroulement de la parole du patient, et à la fois, cette attention particulière au détail.
Il faut donc changer de place, se dessaisir un moment de soi, prendre de la distance, du recul, pour pouvoir poser un autre regard, avoir une vue délibérément distanciée.
Comment arrivez-vous à une interprétation satisfaisante ?
Sans doute faut-il poser, reposer la question de la signification, de l’interprétation, du sens, des symboles, des signes, de la métaphore, de cette fameuse quête du sens.
Nous ne dirons jamais assez que le film est une œuvre, qu’il a une valeur en soi, qu’il est porteur de sens.
La légitimité de l’interprétation naît de l’exigence que nous avons lors de son élaboration.
Une interprétation pour être cohérente, pertinente s’élabore avant tout sur ce que l’auteur a livré.
Il faut collecter ces bribes de sens et ensuite organiser l’argumentation.
Faire du lien, des connexions, voilà un des moyens de tenter de “reconstruire” une interprétation du film – non pas pour lui donner une valeur qu’il n’a pas, mais pour lui maintenir sa valeur.
En trouvant le sens caché et en le dévoilant, nous révélons peut-être une valeur de l’œuvre ignorée.
Quelle est l’attitude du spectateur face au film ?
Le spectateur a le plus souvent la même attente avant, pendant et après la projection : regarder un film vraisemblable, compréhensible et sans mystère, avec si possible au final une fin non ouverte et des réponses à toutes ses questions.
De ce que l’œil a pu saisir et de ce que l’oreille a pu entendre, le spectateur ne prend de façon pragmatique que ce dont il a besoin, souvent le minimum, pour pouvoir suivre la narration, se nourrir facilement et sans trop d’efforts.
Il en fait une lecture sélective, rapide et minimale, mais néanmoins riche en identifications, où il parvient à éliminer tout ce qui ne fait pas immédiatement sens.
Le spectateur avoue lui-même qu’il est finalement peu exigeant pendant et après la projection.
Le spectateur ne voit qu’un défilement d’images ayant pour fonction de susciter des émotions, de le transporter vers un ailleurs.
Souvent, pour lui, parler du film, c’est s’en tenir au contenu narratif et c’est encenser ou décrier le jeu des acteurs.
Dans l’Odyssée, Homère nous rapporte que Polyphème le cyclope ne touche de la main que la surface des choses, le dos des béliers.
Ainsi Ulysse et ses compagnons cachés en-dessous parviennent à s’échapper de la grotte du cyclope-cannibale.
Des siècles plus tard, l’ogre du Petit Poucet se fie lui aussi à la surface des choses, aux coiffes, les couronnes sur les têtes de ses filles, puis aux bonnets sur les têtes des garçons.
Cela permet, une fois encore, par un même procédé au Petit Poucet et à ses frères d’échapper à l’ogre.
Certains détails pertinents dans l’image, qui sont importants échappent souvent au spectateur.
Le réalisateur dispose d’autres moyens de signifier, sans passer par les dialogues ; l’image au cinéma “discourait”, bien avant l’arrivée du “parlant”.
Ainsi le spectateur se méprend sur l’essence même du langage cinématographique.
Le spectateur remarque certains détails, mais n’attribue pas à l’image et à tout ce qui la compose autant d’intentions signifiantes.
Savoir et admettre qu’il y a cet autre niveau dans le film, c’est le premier pas vers une connaissance en profondeur.
Il se peut que le spectateur ne sache pas trop quoi faire avec ce qu’il a remarqué ou ce qu’intuitivement il a perçu : la répétition de tel objet, de telle situation, de telle couleur ou de telle forme.
Avez-vous quelques exemples ?
Le spectateur qui a vu un, deux ou les trois films de la trilogie Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge de Krzysztof Kieslowski, a forcément vu dans le film, par exemple, l’importance de chacune des couleurs dans chacun de ces trois films.
Je constate lors de mes cours que certains spectateurs se sont interrogés sur la signification d’une de ces trois couleurs, puis sur les deux autres.
Certains avaient une ou plusieurs réponses à proposer.
D’autres avaient repéré les signes mais ne savaient pas quoi en faire.
Ils n’arrivaient pas à faire de liens entre les différents indices et se demandaient comment les interpréter.
D’autres n’avaient pas eu ce souci, cette démarche, malgré l’omniprésence de la couleur dans le film, “la couleur était pourtant annoncée”, si je puis dire, par le titre.
Prenons un autre exemple : de nombreux spectateurs associent le titre du film de Steven Spielberg E.T. à Extra-Terrestre, à juste titre, mais très peu, s’interrogent sur d’autres renvois possibles.
E…T, c’est aussi la première et la dernière lettre du prénom du garçon, Elliott, le héros du film.
Un signe, un mot peut être univoque, équivoque, plurivoque.
Pour bien comprendre un film, il faut relire et relier.
Le spectateur oublie ou ignore que tous ces signes s’inscrivent dans un tout, constituent un ensemble signifiant.
Dans l’unité qu’est le film, il y a une mise en images, en mots, en signes, en sons, une mise en scène de l’auteur.
Il n’est pas question de réduire le film à une énumération d’indices, mais de trouver ce qui justifie leur présence à l’écran, et ce qui les lie.
Imaginez l’oiseau qui picore les bouts de mie de pain que Le Petit Poucet a semé. Chaque bout de pain est isolé, et pour l’oiseau cela ne fait pas sens car pour lui il n’y a pas de lien entre le morceau de pain qui précède et celui qui suit. Il y aurait un piège au bout, il ne le comprendrait qu’à la fin. Pour l’oiseau, comme pour le spectateur, il est alors trop tard.
Le spectateur voit isolément les éléments dans le film.
Il relève chaque détail sans lui donner d’importance et de sens.
Le spectateur expérimenté, lui, sait plus ou moins où cela peut le mener.
A la fin du film, il en aura la confirmation.
Je suis pareil à l’enquêteur dans Usual Suspects de Bryan Singer, je relève un indice qui peut être un dysfonctionnement dans la narration de Keiser Soze.
Comme un fil qui dépasse de la tapisserie, de la trame, cet élément incongru, je vais le filer sans hésiter à aller voir en dessous pour voir comment les fils sont liés entre eux et prendre la mesure du travail du tapissier.
A la différence du spectateur ” naïf “, l’analyste n’ignore pas que la présence de certains objets peuvent avoir du sens, pareil à un archéologue qui fouille le terrain ou à un Sherlock Holmes qui relève des indices sur les lieux du crime.
Pour le chasseur dans la forêt, une traînée, une marque, c’est une empreinte attribuée à un animal précis et pas à un autre.
De même, pour un médecin, un certain type de manifestation cutanée peut être le symptôme d’une maladie bien précise.
Dans Angel d’Ernst Lubitch, l’utilisation de la sonnerie est intéressante.
Pareil au garçon de café de L’être et le néant de Jean-Paul Sartre qui, dès qu’il a enfilé son habit de serveur, prend les postures, le ton qui va avec la profession.
Le domestique dans ce film, qui vient de quitter le salon, de retour dans la cuisine, peut enfin se laisser aller à rire. Il redevient lui-même, c’est-à-dire qu’il cesse de tenir son rôle, celui de domestique.
Puis le son de la sonnerie qui retentit au-dessus de sa tête le rappelle à l’ordre, il est au service des maîtres des lieux.
Panique ! Son visage se décompose, il reprend son rôle.
Dans l’observation du domestique, au retentissement de la sonnerie, on peut faire un parallèle entre le comportement, le réflexe conditionné du domestique, du garçon de café et celui du chien de l’expérience d’Ivan Petrovich Pavlov.
Le lien, faire du lien, n’est pas un acte évident au premier abord, mais il le devient.
Le cinéma puise dans tous les domaines et n’exclut pas celui des sciences.
Entre l’expression artistique et ce que la science dit sur la nature, sur l’homme, le fond, le contenu est le même, mais une fois représentée à l’écran seule la forme change.
Le film Mon oncle d’Amérique de Alain Resnais, sur un scénario de Jean Gruault qui puise en partie dans L’éloge de la fuite et dans d’autres publications de Henri Laborit, ne s’en cache pas ; pour d’autres films, les sources d’inspiration sont moins manifestes.
Dans Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, le petit prince demande au renard : – Qu’est-ce que signifie “apprivoiser” ?
– C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie “créer des liens…”
Il faut sans aucun doute faire des liens pour apprivoiser un film.
Le spectateur attentif qui regarde l’image, voit des éléments, des traces.
Il fera des correspondances, établira des relations avec d’autres éléments corollaires, présents dans le film ou fera appel à des références hors du film.
Le film renvoie au monde, il est un fragment ordonné du réel.
Le film porte en lui la conceptualisation, l’acceptation ou la dénonciation d’un système.
Il peut s’appuyer sur divers discours, qu’ils soient d’ordres politiques, religieux, philosophiques, méta-cinématographiques.
Le film peut tout aussi bien renvoyer à l’histoire du cinéma, comme dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, ce dernier rappelant les raisons du départ de Fritz Lang de l’Allemagne en 1933.
Il peut faire écho à des images d’autres films, comme dans La nuit américaine de François Truffaut, se référant par exemple au film de Jean-Luc Godard, Le Mépris, par des citations de plans.
La citation d’un film dans un film peut être nette, comme dans Péril en la demeure de Michel Deville où l’actrice Anémone (Edwige Ledieu) montre à l’acteur Christophe Malavoy (David Aurphet, qui dispense des cours de guitare), la cassette vidéo du film Johnny Guitare de Nicholas Ray.
Le lien sera moins évident pour le spectateur entre le film Pour rire de Lucas Belvaux et La maman et la putain de Jean Eustache, s’il n’a pas vu le second.
Si nous avons vu les deux films, nous comprenons mieux à quoi fait référence le personnage de Nicolas, incarné par Jean-Pierre Léaud, lorsqu’il dit à l’infirmière…
“On se connaît, non ? J’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part…”
L’infirmière est alors incarnée par Françoise Lebrun.
Tous les deux sont présents dans les deux films, elle y incarne dans les deux cas le rôle d’une infirmière.
Le film de Lucas Belvaux plus de vingt ans après, fait écho à celui de Jean Eustache.
Comment le spectateur peut-il comprendre ces signes ?
Tout d’abord, il doit être conscient que l’auteur joue constamment avec son “je” – jeu de montre et jeu de cache : “Je masque et je révèle.”
Partagé entre exhibition et inhibition.
Mais l’auteur joue aussi avec le “je” du spectateur, l’illusionne, le lance sur de fausses pistes. Il se joue ainsi, avec quelque subtilité, de nos pulsions de voyeur, nous dévoilant par trop peu ou nous donnant à voir par excès.
Alfred Hitchcock, dans chacune de ses œuvres, sous le couvert d’intrigues policières, est passé maître dans l’art de “manipuler” le spectateur.
Ainsi il distille dans une mise en scène complexe, empreinte de psychanalyse et d’ésotérisme, un discours latent, difficilement perçu par le spectateur.
Alfred Hitchcock s’intéressait plus aux formes du film, qui font signe et sens, qu’à l’intrigue qui n’était qu’un prétexte pour élaborer le sens profond et travailler “le fantasme du spectateur”.
Pour être plus précis, dans Vertigo, le personnage masculin Scotty, interprété par l’acteur James Stewart, harcèle le personnage féminin incarné par l’actrice Kim Novak, et l’oblige entre autre chose, à nouer ses cheveux en chignon.
Le réalisateur Alfred Hitchcock nous révèle à propos de son héros, que “cet homme veut coucher avec une morte, c’est de la pure nécrophilie.” (…) “Tous les efforts de James Stewart pour recréer la femme, cinématographiquement, sont montrés comme s’il cherchait à la déshabiller au lieu de la vêtir”.
Et il déclare encore à François Truffaut, toujours, dans les célèbres Entretiens “Truffaut – Hitchcock”, que l’héroïne “n’a pas relevé ses cheveux en chignon. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’elle est presque nue devant lui mais se refuse à enlever sa petite culotte.”
C’est donc bien au spectateur de saisir le montré et le caché du cinéaste.
Il nous faut, pareil au chasseur à l’affût, relever les indices immédiatement parlants ou ce qui pourrait se révéler être des indices : ce qui n’est encore qu’une trace et qui s’avérera être une marque importante, une empreinte.
Il faut relever les traces, puis partir en quête pour comprendre le film.
Quels sont ces indices ?
Tout comme une trace va attirer l’œil du promeneur, elle peut être l’indice d’une présence, la marque laissée par le passage d’un animal dans ce lieu.
S’il examine de plus près cette trace, et s’il s’appuie sur une connaissance, il pourra en identifier l’empreinte.
Ce signe se révélera être la preuve tangible du passage d’un animal bien précis.
Tel le chasseur, je suis à l’affût d’indices dans le film.
A la première vision de Citizen Kane d’Orson Welles, la présence de deux gondoles et de deux bouées au début du film semblait insignifiante. Cependant, à la seconde vision, la présence de ces éléments et le choix des gondoles m’intriguaient. Ce ne sont ni des barques, ni des jonques, ni des pirogues, ni des felouques. De plus, il n’y a pas une, ni trois, mais deux gondoles.
Dès lors, une interprétation, pour moi, devient possible en ayant bien en tête l’ensemble du film.
Pareil au sumbolon…
Le sumbolon est à l’origine un objet de bois ou de céramique que l’on coupait en deux et les deux hôtes en gardait chacun un morceau.
Ce sumbolon morcelé en deux parties, devenait le signe de reconnaissance de l’autre.
Les deux pièces réunies pour ne faire plus qu’une, le sumbolon reconstruit, il permettait de reconnaître et d’assurer les liens d’hospitalité et l’amitié de ceux qui possédaient chacun des morceaux.
Une partie présente renvoie à une partie absente, et les deux forment un tout.
Si un film commence dans une ville construite près d’un fleuve, il faut peut-être s’interroger sur le pourquoi de ce choix.
Il peut par exemple renvoyer à une époque révolue où les transports de marchandises se faisaient par voie fluviale.
La réalité qui m’est donnée à voir à travers le film ne va donc pas de soi.
Elle relève d’une construction qui laisse finalement peu de place au hasard.
Je dois m’interroger sur le sens de ces choix, percer, mettre à jour les intentions.
Il est très fréquent de constater que l’élément absent est plus pertinent que l’élément présent.
Dans Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, le film s’ouvre sur une affiche où nous pouvons lire San Francisco.
Cette précision, de la part du réalisateur, n’est pas innocente, car elle est un renvoi à Saint François d’Assise, patron des oiseaux.
On en retrouve une représentation dans une peinture de Giotto di Bondone, Le sermon aux oiseaux.
Il est clair ici que le choix de la ville souligne le titre, et ce dernier, le sujet même du film.
Toute production humaine atteste d’une élaboration explicite ou implicite de la pensée.
L’aspect symbolique présent dans les films relève-t-il de choix conscients de la part du réalisateur ?
Il est évident qu’une œuvre recèle une part inconsciente qui échappe à l’auteur.
Dans tout processus de création et donc dans toute œuvre, il y a forcément une part d’intuition, une part d’intention, une part obscure.
Il est important de préciser que mon souci n’est pas de vouloir reconstituer ce qui pourrait être la pensée consciente ou inconsciente de l’auteur.
Le point de départ est et reste l’œuvre, il n’est nullement question de faire la psychanalyse de l’auteur, mais de bien analyser l’œuvre.
Mais l’œuvre recèle par nature différents niveaux de significations qui peuvent être puisés dans le réceptacle inconscient, celui-ci, s’exprimant de façon déguisée par divers procédés : de métonymie, de condensation, d’associations…
Il n’y a à ce sujet plus lieu de douter qu’une part de ce discours sous-jacent, que l’analyse met à jour, échappe à l’auteur.
L’interprétation de l’analyste de films n’est donc pas une lubie, dans la mesure où celle-ci s’étaye sur des éléments puissamment concordants.
Il faut informer le spectateur qui croit encore à l’innocence de la mise en scène et à l’insignifiance des détails.
Il suffit pour s’en convaincre de relire les entretiens d’Alfred Hitchcock avec François Truffaut, qui révèlent un second discours de son œuvre, (cf. la signification du chignon dans Vertigo, précédemment donnée).
D’ailleurs, cela est secondaire, je travaille dans un premier temps avec ce qu’il nous offre, ce matériau finement élaboré.
Peu m’importe si les propos de l’auteur sur son œuvre abondent dans le sens de mon interprétation qui reste toujours une piste possible, toujours étayée par des indices.
Je ne m’aventure pas sans suivre les empreintes signifiantes que j’ai relevées dans le film.
L’interprétation n’est pas, ne doit jamais être un exercice de divagations sauvages sur le film, et pour ma part, je me fonde toujours sur ce qui est visible, donné, offert.
Est-ce que le fait d’analyser les films peut nous priver du plaisir premier que nous avons à la découverte d’un film ?
Pour moi non, la notion de plaisir est toujours là, surtout lorsqu’on analyse un film.
Un film qui nous a plu, on va le redécouvrir encore et d’une autre façon.
C’est un ravissement autre que celui que l’on a eu pendant la projection.
Je parlerais de trois types de plaisir : le plaisir éprouvé lors de la projection, le plaisir lors de la remémoration des émotions marquantes, et le plaisir de la découverte lors de l’analyse ; l’étude de l’œuvre permet de découvrir des éléments qui ont échappé lors de la première vision et d’approfondir des pistes rapidement survolées, embarqués que nous sommes par le temps et le rythme du récit.
Quelles sont les différentes étapes de l’analyse filmique ?
Je vois une première fois le film en entier.
J’ai besoin d’avoir un point de vue global du film.
Puis je revois le film une ou plusieurs fois.
Pour faire des liens et apporter une interprétation pertinente, il faut revoir le film, plan par plan et s’attacher aux détails.
Je vais donc lire le film, le relire.
“Lire”, dans le sens étymologique, aux yeux des Anciens, avait la signification de ramasser, cueillir, prendre, glaner, voler, épier, reconnaître les traces.
Je collecte donc, je glane pour pouvoir ensuite élaborer une interprétation.
Si le spectateur voit un objet qui lui semble sans importance, qui pour lui ne signifie rien, ce même élément pour moi peut être porteur de sens, puisque l’auteur l’a inclus dans sa composition.
Consciemment ou inconsciemment, il a justifié sa présence, sa raison d’être à l’écran.
Anton Pavlovitch Tchekhov écrivait dans ces Correspondances, ceci : “Il ne faut pas montrer sur la scène un fusil si personne n’a l’intention de s’en servir. “
Je vais repérer un élément récurrent dans l’ensemble du film ou dans toute une séquence de Citizen Kane d’Orson Welles, par exemple la présence d’un objet tel que le triangle sous toutes ses formes.
Même si je n’en entrevois pas encore la portée, c’est lors de la seconde étape que peuvent ou non s’établir des liens.
Le travail de l’analyste consiste à mettre en lumière ces indices, à pointer, à souligner, ce que le spectateur a certes vu, mais pas relevé, et d’en rechercher le sens.
L’analyste est avant tout un révélateur, puis il s’attachera à expliquer.
“Expliquer”, a pour origine latine, “explicare”, déplier, de “plicare”, plier. Au sens de déplier, dérouler, donc faire connaître mais aussi aller voir sous le pli, soulever le voile, voir ce qui s’y cache.
L’analyste est pareil au journaliste Jerry Thompson dans Citizen Kane qui est chargé de trouver la signification du célèbre Rosebud, le dernier mot prononcé par Charles Foster Kane.
Tel un illusionniste qui par un jeu de superpositions de différents caches, dévoile pour notre grand plaisir et à notre insu masque par ailleurs.
Le sens caché est en lien direct avec ce qui est montré.
Je fais constamment ce va-et-vient entre ce qui est caché et ce qui est montré.
Le caché repose sur le montré.
Dans le film La ménagerie de verre de Paul Newman, une adaptation à l’écran de la pièce de théâtre de Tennessee Williams, Laura, l’héroïne est une collectionneuse de nombreux animaux en verre et parmi toute cette ménagerie de verre, sa préférence va pour la licorne qui renvoie à sa virginité. La licorne symbolise dans la mythologie la virginité, et seule une femme vierge pouvait amadouer, domestiquer un tel animal.
Est-ce qu’un film peut trop montrer ou trop cacher ?
Oui, trop cacher est une difficulté de plus pour l’analyste.
Le réalisateur risque d’être hermétique, de rendre opaque son film et de me laisser avec toutes les interrogations d’une quête qui n’aboutira pas.
Mais trop montrer, trop révéler, c’est venir occuper ma place, me retirer le plaisir du dévoilement, de la révélation, c’est me frustrer de la jouissance de la découverte qui passe forcément par la quête.
La difficulté pour l’auteur c’est d’éviter de se confiner dans des clichés, des représentations convenues, c’est par exemple savoir comment conférer une dimension christique ou œdipienne à un personnage sans tomber dans le stéréotype.
L’auteur se révèle aussi artiste, à mon sens, dans la maîtrise de ses suggestions et son sens de la mesure.
Et l’un des meilleurs moyens consiste à user de l’ellipse, mais aussi dans l’art de raconter et de capter son auditoire.
C’est aussi le sujet du film avec les différents conteurs qui se succèdent dans La comtesse aux pieds nus de Joseph Léo Mankiewicz ou encore Mathieu Faber dans Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel.
Pour le novice, il y a peut-être un manque, de l’ordre du “pas assez dit”, alors que pour l’analyste, cela est tout à fait signifiant.
Pour certains, il y a un manque de signification, pour d’autres, elle sera soit suffisante, soit excessive.
Par défaut pour certains, par excès pour d’autres, je préfère plutôt un film qui cache.
Je supporte mal que l’auteur, par le biais de son personnage, m’explique à la fin du film ce qui pour moi était déjà compréhensible ou ce que je pouvais comprendre par moi-même avec quelques efforts.
J’apprécie l’auteur qui crée et me permet, spectateur que je suis, de découvrir la trame en filigrane, et me permet de rendre transparent le voile translucide qui opacifiait une seconde lecture, et qui me laisse imaginer, créer, produire à mon tour du sens.
Pourquoi un spectateur novice ne voit pas les principales significations d’un film ?
Le spectateur se situe dans une logique de sélection de l’information, il pare à l’essentiel, à ce qui lui permet de “suivre l’histoire”.
Les traces lui paraissent difficilement visibles.
Il lui sera alors difficile de relever, d’observer ce qui lui permettrait d’interpréter et cela va le décourager de faire des efforts pour essayer de regarder et de comprendre le film.
L’attention, le regard se travaillent, il est important d’éduquer son regard.
Certains automatismes s’instaurent alors de fait.
On acquiert une habilité du regard, “des coups d’œil” précis qui deviennent des outils pour le travail préalable de repérage de la structure du film.
J’essaie d’œuvrer dans ce sens dans mes cours d’analyse et de sensibiliser les participants à cette pratique.
Comme pour la mémoire qu’il faut faire travailler, si l’on néglige les fonctions visuelles, elles finissent par s’appauvrir.
L’invisible n’est pas rendu visible, mais le vu est rendu visible, parce que attentivement lu et relu.
Le discours latent a besoin du discours manifeste, il repose sur lui, un va-et-vient nécessaire et incessant de l’un à l’autre et vice versa.
Le spectateur accompagne l’enquêteur dans sa résolution de l’énigme, mais cette énigme en cache une autre, d’autres (cf. Œdipe trouve la réponse à la devinette que lui pose le sphynx, mais nous le savons, ce n’était pas la bonne énigme à résoudre).
De même, dans Citizen Kane d’Orson Welles, trouver la signification de Rosebud n’explique pas qui était Charles Foster Kane.
L’œuvre est un puzzle dont il faut justifier les choix de découpes, les pièces liées les unes aux autres.
Alors que doit être la démarche du spectateur novice ?
Celle d’avoir une autre attitude à l’égard de l’œuvre : voir un film et refuser d’y voir “l’ouvrage” d’un auteur, c’est le signe d’un certain mépris pour le cinéma.
Se demander si “l’auteur y a pensé”, c’est exprimer l’absence chez le spectateur de toute attente et d’une exigence noble dans la rencontre avec l’autre, l’auteur.
C’est aussi une méconnaissance de cet art, de son histoire, de son évolution, de ceux qui ont fait de lui un art, de toute la bibliographie où l’on peut lire les propos et les intentions de ces cinéastes.
Souvent, le spectateur colonise l’objet filmique et le réduit.
Le spectateur va trouver dans le film sans trop d’efforts ce qu’il connaît déjà de lui-même.
A l’opposé de Michel de Montaigne, dans L’art de voyager, qui préférait s’attabler avec les indigènes du pays visité, le spectateur ne va voir dans le film de l’autre que ce qui lui ressemble.
Il s’intéresse en fait très peu au film même.
Sa démarche de colonisation du film par identification et projection consiste à voir ce qu’il veut bien y voir.
J’entends souvent dire “on voit ce qu’on veut dans les films”.
C’est bien sûr se limiter que de ne voir que ce que l’on veut voir.
Voir, cela demande un effort, une remise en question, plus que le doute, une ouverture, être non fermé pour voir plus.
Il serait plus juste de dire et de penser que le spectateur ne voit que ce qu’il peut voir, souvent pas grand chose, et moins il en voit, plus son interprétation risque d’être faussée.
Le danger est de s’approprier un film qui n’est pas le nôtre.
Pour une démarche de décolonisation, le spectateur doit accepter de recevoir ce qui est donné dans le film par l’auteur, sa vision.
Vouloir avoir raison à tout prix, c’est une fois encore, risquer de figer le film.
Il ne s’agit pas de se battre pour un film, mais de se débattre avec le film, puis d’en débattre avec d’autres, car l’œuvre a tout à y gagner, et nous, rien à y perdre.
Le moteur de toute interprétation c’est la découverte, la surprise encore et encore, l’émerveillement renouvelé.
Et c’est dans l’absence du film, dans sa présence silencieuse, dans son empreinte – à partir des empreintes qu’il a laissées en nous, que l’on peut faire naître, renaître le film, le prendre et le reprendre et être encore surpris.
Il nous faut admettre qu’un film est forcément pensé, construit, qu’il y a une intention.
Le spectateur qui admet cela, s’éloigne de Polyphème, le cyclope et de l’ogre du conte et se rapproche d’Ulysse et du Petit Poucet, qui sont des metteurs en scène.
Quel rapport entretient le spectateur avec le film non-causant (muet) et le film causant (parlant) ?
Le spectateur des films muets avait une perception différente de celle que nous avons aujourd’hui.
Dans les films muets, le regard voit et comprend, parce que l’oreille imagine ce qu’elle n’entend pas.
Dans les films d’aujourd’hui, le regard ne voit plus autant et l’oreille entend trop.
Les dialogues et la bande son prennent souvent une trop grande place, parasitent l’image et empêchent de voir.
Il faut un savant dosage, un rapport intelligent entre image, musique et dialogues, tout en sachant que l’oreille accapare, imagine, produit, fournit plus que l’œil (cf. Robert Bresson, in Notes sur le cinématographe).
Comment expliquez-vous l’inattention du spectateur ?
Le cinéma “muet” était très parlant, l’image se suffisait à elle-même.
Le langage cinématographique avait atteint un tel niveau d’expression que l’arrivée du “sonore”, du “parlant”, ne pouvait que venir parasiter, voiler, faire écran entre l’image et le spectateur, le distraire, l’éloigner.
Certains cinéastes vont se servir avec talent et maîtrise de ce progrès technique pour mieux se cacher et véhiculer leurs idées.
D’autres cinéastes, des “faiseurs de belles images avec des musiques racoleuses et des effets spéciaux” ne s’en serviront que pour donner l’illusion d’un talent, alors qu’il n’est question là que de performances techniques.
Trop souvent nous constatons que la technique savante est rarement au service d’une idée, d’une pensée.
Nous n’avons pas abordé la question de la censure ?
La censure, dans les deux extrêmes, par excès ou par défaut, par son omniprésence ou par son absence, tue l’art.
La censure peut apparaître comme un mal nécessaire, lorsqu’elle suscite la créativité, l’ingéniosité par des stratagèmes qui détournent l’attention.
Dans un pays où la censure est trop présente, les contraintes du système totalitaire peuvent pousser l’auteur à “déguiser le propos de son film” et dénoncer de façon camouflée, cachée, subversive, le régime.
Le cinéma hollywoodien n’a jamais été aussi créatif que sous le code Hayes.
L’art, c’est de suggérer. Et le cinéma est un art lorsqu’il suggère.
Aujourd’hui peu de cinéastes utilisent avec intelligence l’art de l’ellipse.
Une différence que l’on retrouve encore entre un film sensuel qui suggère, un film érotique qui répertorie les clichés et un film pornographique qui montre tout et donne une idée fausse de la sexualité.
A contrario, les films de propagande, publicitaires, distillent eux aussi, souvent à l’insu du spectateur, un message.
C’est ce que le spectateur reçoit, lorsqu’il voit un film où on a inséré des images subliminales, même s’il n’en est pas conscient, il en restera toujours quelque chose, comme en ce qui concerne la rumeur.
Il y a donc deux manipulations visant chacune deux buts bien distincts.
L’une est de déjouer la censure : c’est la contestation politique.
L’autre s’apparente à de l’endoctrinement, imposer un système de pensée.
Nous arrivons au terme de notre entretien, que souhaiteriez-vous ajouter ?
Je dirai simplement que le film est un moyen d’apprendre sur soi, sur l’autre, sur le monde.
Une fois dépassés les a priori sur le film et sur le cinéma, il permet d’aller à la rencontre de l’autre et de soi.
Il me semble que les films les plus intéressants parlent en même temps du particulier et de l’universel, ne vieillissent pas, échappent aux modes, portent en eux la question de l’identité.
Ces films où les auteurs sont créatifs et permettent aux spectateurs d’être créatifs à leur tour, sans oublier d’être récréatifs.
Ces œuvres ne méprisent ni leurs personnages, ni ne suscitent la haine, mais révèlent l’être avec sa complexité et sa fragilité, (cf. M, le maudit de Fritz Lang).
Fin.
© www. cinecursus.ch , Abderrahmane Bekiekh, 15 décembre 2005.
ENTRETIEN avec A. Bekiekh
Propos recueillis par Oscar Diaz, Astrid Maury.
A Pierre Gabaston, Guy Magen, Daniel Weyl
Déjà la nuit contemplait les étoiles (…)
Et notre joie se métamorphose en pleurs (…)
Jusqu’à ce que la mer se fut refermée sur nous.
In Le Mépris, Godard Jean-Luc
Extrait : L’enfer, La divine comédie, Dante Alighieri
Qu’est-ce que vous aimez avant tout dans un film ?
Comme un enfant, j’aime que l’on me raconte des histoires, pour les moments d’étonnement, de surprise et de découverte.
Le film est-il encore pour vous une distraction ?
Bien sûr, le film est et reste une distraction, un divertissement.
Il me divertit, non seulement en me livrant à un univers différent, mais en captant mon attention, il me détourne de moi, m’entraîne vers un ailleurs.
Au sens strict, distraire signifie, je crois, “séparer une partie d’un tout”.
Le film a le pouvoir de me défaire, de me séparer de moi-même, de me distraire.
Je me laisse accaparer par le récit, l’histoire fait diversion et je me laisse entraîner.
J’ai alors un certain défaut d’attention.
J’ai une vision incomplète, partielle de ce qui défile sur l’écran.
L’intrigue accapare toute mon attention et, à la fois, me rend inattentif à tout ce qui la constitue, à tout ce travail de construction du sens.
Tout cela m’empêche évidemment d’aller au sens caché de l’image et de l’œuvre.
Il me faut fournir un effort pour m’en distancier suffisamment et me rendre attentif à une seconde lecture, au second discours du film.
Comment regardez-vous un film à la première vision ?
Le film est un spectacle, un divertissement.
Il me délivre de moi-même.
Pendant le temps de la projection, le film me captive.
Je fais une distinction entre regarder et voir un film.
Lors de la première vision, je regarde le film, mais lorsque je dois l’analyser, mon attention change la perception que j’ai du film, je vais le voir et le revoir.
C’est comme entendre de la musique d’une oreille distraite et l’écouter d’une oreille plus attentive.
Comment réagissez-vous après la vision d’un film ?
Je suis un spectateur qui se perd pendant la projection, puis je renoue avec le réel au retour de la lumière dans la salle.
A la fin de la projection d’un film, il n’y a plus ces sons, ces bruits, plus ces images, les interférences s’effacent peu à peu.
Petit à petit, je me retrouve, je reprends peu à peu possession de moi.
Lorsque le film s’arrête, je suis à nouveau livré à moi-même.
Même si, imperceptiblement, mon rapport à la réalité est modifié et que le film me hante encore plus ou moins longtemps, je passe par ce moment d’engourdissement des sens, où je reste encore imprégné par le film en quittant la salle obscure.
La rencontre avec l’œuvre, le réalisateur, son univers et ses personnages fait que je ne suis plus à ce moment-là totalement le même.
Aller voir un film, c’est aussi, pour moi, aller à la rencontre de l’autre.
C’est me permettre une intrusion dans son univers et lui permettre son intrusion dans le mien et ainsi m’arracher de mon quotidien.
Il me déroute, m’oblige à m’oublier.
Je ne suis plus à l’écoute de ce qui me relie à ma réalité.
J’entre dans la fiction et par elle, l’autre me déconnecte, m’altère et m’enrichit.
Comment parlez-vous du film ?
Dans un premier temps, ma réaction naît d’un terreau émotionnel.
Pareil à l’enfant, le premier mouvement est dicté par une quête du plaisir.
L’avis premier énoncé est une tentative pour exprimer le plaisir ou le déplaisir éprouvé durant la projection.
Ces premières réactions sont une étape nécessaire pour entrer en matière.
Elles sont un prétexte, des balbutiements, les premiers jalons d’une réflexion.
Je me suis perdu et je me retrouve.
Je dis ce qui m’a plu, déplu, dérangé.
Je parle à chaud de mon rapport immédiat au film, tout en étant conscient que je parle de moi et peu du film.
Pour que je puisse en parler autrement, il me faut dépasser le “j’ai aimé” et le “je n’ai pas aimé”.
Je me libère de l’emprise du film en essayant de développer les points que j’ai plus ou moins aimé.
Je parle de ce que j’ai vu ou cru voir.
C’est une façon de s’approprier le film d’un autre, en le jugeant sur ce qui rejoint ou trahit nos positions.
Il est parfois difficile de ne pas mesurer le film à l’aune de nos attentes, à notre vision de l’existence.
Il nous faut à chaque fois apprendre, réapprendre à nous distancier du film.
Vous demande-t-on souvent à la fin d’un film ce que vous en pensez ?
Oui, trop souvent. Un commentaire sur le film peut être déclenché par une demande impérieuse “qu’est-ce que tu penses du film ? ” – et l’on attend de moi une réaction immédiate.
Je trouve d’ailleurs qu’il y a une certaine agression à ce moment-là, surtout si le film m’a troublé.
Celui qui m’interroge m’oblige à passer du statut de récepteur réagissant aux images, où j’ai plaisir à être, à celui d’analyste, qui est un plaisir autre.
La notion de “passivité du spectateur” n’est pas tout à fait juste ici.
Pendant toute la durée de la projection, le spectateur exerce évidemment une activité, il veut suivre, il cherche à comprendre l’intrigue.
Et lorsque nous ne comprenons pas, nous interrogeons celui qui nous accompagne, pensant sans doute qu’il va pouvoir nous proposer une explication.
En réponse à la demande de celui qui m’accompagne, il me faut trouver les mots justes pour répondre ; cela demande un effort.
Le chien andalou de Luis Buñuel ou Mulholland Drive de David Lynch sont deux parfaits exemples.
C’est parfois lors de ces conversations que s’établissent des connexions entre certains éléments du film, qui ne nous avaient pas frappés de prime abord.
Ainsi s’élaborent de nouvelles pistes, censées nous éclairer sur le discours du film.
Comment arrivez-vous finalement à parler d’un film ?
Difficilement, ce sont avant tout des tâtonnements.
J’essaie de structurer un discours sur ce dont je me souviens.
Discourir sur le film, c’est se le raconter encore.
L’interpréter, l’analyser c’est aussi en parler en se le remémorant.
Le “je” qui parle n’est plus le “je” qui regardait le film.
Je me remémore le film pour pouvoir en parler.
C’est aussi une façon de retrouver, de prolonger ce plaisir éprouvé durant la projection.
Ainsi, ce plaisir de la découverte, de l’émerveillement est sans cesse renouvelé, comme si on tentait de le revivre.
En discuter, c’est permettre l’échange des émotions, des perceptions différentes d’un même film.
La discussion autour du film permet de revivre l’émotion en différé.
Même si ce n’est plus exactement le même plaisir, que ce sont deux moments de ravissements différents ; nous tentons d’en parler, de rendre par le langage ce qui nous a touchés dans le film, de le partager, d’en faire part à un tiers, peut-être finalement pour en revivre encore l’émotion.
Est-ce qu’un film ne peut être qu’un divertissement ?
Le mouvement premier du spectateur est celui de se divertir.
Mais le film n’est pas qu’un divertissement.
Le film n’est pas que le moyen de s’évader d’une réalité quotidienne, comme le croit Cécilia, l’héroïne du film La rose pourpre du Caire de Woody Allen.
Le film n’est pas non plus qu’un objet d’étude : de toute façon, il ne cesse de l’être, car nous ne pouvons pas avoir tout dit sur un film.
Il demande à être sans cesse revu, malgré toutes les exégèses faites à son sujet, il ne s’épuise pas.
Il permet un champ d’analyse illimité.
Le film s’offre à la fois comme divertissement, comme objet d’étude, porteur de diverses strates d’analyses, qui loin de s’épuiser, s’enrichissent de nouvelles lectures à chaque nouvelle exploration.
Le film nous dépasse, nous, les spectateurs, ainsi que l’auteur.
Tout commentaire, toute œuvre demandent à être questionnés à l’infini.
Le commentaire sur le film permet aussi une remise en question de soi-même, sur notre propre perception des images, et notre vision sur le monde.
Il n’y a rien de péjoratif à interpréter.
A chaque instant, nous ne cessons d’interpréter et penser le monde : l’avocat interprète une loi ; l’acteur, un rôle ; le traducteur, un texte, etc.
Remettre en cause un commentaire unique sur le film, remettre en question sa lecture du film, c’est remettre en question sa propre approche.
Il n’y a pas, selon moi, une seule interprétation valide d’un film, mais encore faut-il que cette interprétation soit pertinente, pour cela, elle doit s’appuyer sur une méthode, une exigence.
Je reste prudent à l’égard de toute grille “standard” de lecture d’un film.
Toute grille a ses limites.
L’interprétation doit être faite “sur mesure”.
En posant d’emblée la multiplicité des interprétations, j’accepte de remettre en cause mon approche.
Je ne rejette pas l’idée d’avoir un regard autre, une vision enrichie, sachant que chaque vision ne peut être tout à fait la même.
Elle complète par ajouts ma vision première.
Revoir le film est indispensable pour réajuster le souvenir que j’ai eu lors de la première vision, et ainsi affiner ma première interprétation.
C’est un cheminement, une élaboration, une succession d’étapes.
La mise au premier plan du travail d’écriture et de réalisation du film passe inévitablement par lectures et par relectures du film.
Plus le champ des relectures est vaste, plus le film atteste de richesses, et plus il approche du chef-d’œuvre.
Que penser du spectateur qui se limite à une seule vision ?
On entend souvent le spectateur dire, qu’il a “déjà vu” ce film.
Mais qu’est-ce que signifie ce “déjà vu” ?
Que sait-il au juste du cinéma ? Qu’a-t-il vu au cinéma ?
Je repense à cette phrase-clé du film d’Alain Resnais, Hiroshima, mon amour d’après Marguerite Duras.
“Lui” dit à “Elle” inlassablement : “Tu n’as rien vu à Hiroshima…”
Pour le spectateur, avoir déjà vu un film, c’est ce souvenir altéré qu’il a retenu de l’histoire ou de quelques moments forts et cela semble lui suffire.
C’est comme si “voir un film” se réduit à suivre l’histoire.
Pour les mêmes raisons, le spectateur s’exclame “ne me racontez pas le film”, “ne me racontez surtout pas la fin du film !”
Est-ce que ce spectateur refuserait d’aller voir un film qui est une adaptation d’un roman dont il connaît l’intrigue ?
Peut-être est-ce ce même spectateur qui refuse, lors de l’adaptation d’une œuvre littéraire à l’écran, d’avoir une vision, une interprétation autre que la sienne.
Si dans le premier cas, le spectateur veut de la nouveauté, dans le second, il résiste à renouveler sa vision.
Alfred Hitchcock lui-même demandait au public de ne pas raconter la fin, pour mieux manipuler le futur spectateur de son film, en lui laissant croire que le seul intérêt du film était le dénouement de l’intrigue.
Alfred Hitchcock, fin stratège, n’était pas dupe des motivations du spectateur, de son besoin d’identification, d’introjection et de projection.
Connaître la fin, le coupable avant d’aller voir le film, ne me gêne en rien.
Alfred Hitchcock dans Vertigo par l’intermédiaire de Kim Novak nous révèle le meurtre de Madeleine Elster, et accompagner James Stewart reste un bonheur, jusqu’à la découverte du collier et ce, jusqu’à la fin du film.
De même, la mise en place de l’assassinat et la connaissance du meurtrier au début de chaque épisode de la série Columbo ne gâche en rien le plaisir du spectateur à suivre l’inspecteur dans ses allées et venues, même en connaissant les tics et les manies de ce dernier.
En effet, lorsque l’oracle annonce à Laïos et à Jocaste, les parents de Œdipe, ce que Œdipe va commettre, ou dans Macbeth de William Shakespeare, lorsque les trois sœurs annoncent la destinée de Macbeth, je désire dans les deux cas suivre le destin de ces personnages.
Et à aucun moment, je ne devine ce qui va se passer, j’oublie même dans l’émotion, pris par l’œuvre, ce qui avait déjà été énoncé.
Un film doit être vu et revu.
Mais souvent, le spectateur refuse d’avoir une vision autre que la première, précisément parce qu’il ne pourra plus jamais avoir le même regard.
Pourriez-vous revenir sur cette notion de pertinence de l’analyse ?
Une interprétation ne devient une analyse que si elle est pertinente.
Mon interprétation ne s’affranchit pas de ce que l’auteur m’offre dans son film.
Elle se subordonne aux images.
Il me plaît à dire que je travaille “images à l’appui”, que le sens fait sa “preuve à l’image”.
Il est très important pour moi de travailler en partant de la matière même.
Il faut puiser dans ce qui constitue l’image et retarder le plus possible le moment où l’on va chercher dans les écrits sur le film – ces commentaires sur le film qui vont de nouveau me remettre au travail – en revenant sans cesse à l’image, au film.
Mais dans tous les cas, je fais avec ce qu’il y a dans l’image, avec ce que l’auteur me donne lorsqu’il compose son œuvre, qu’il en soit ou non conscient.
Mais il doit quand même y avoir des films “nuls” où ce genre de relectures est limité ?
Non, pour moi, il n’y a pas de films “nuls”.
Je peux aimer ou non un film, mais je ne peux pas dire qu’il est totalement “nul”.
Il y a des films que nous trouvons plus ou moins intéressants.
De plus, je constate souvent que je ne fournis pas forcément les efforts que certains films nécessitent.
Par conséquent, je ne peux jamais avoir la certitude de la “nullité” d’un film.
Dans La règle du jeu de Jean Renoir, à entendre Marceau, le braconnier, une coulée qui n’est plus fréquentée par les lièvres n’aurait pas échappé au regard exercé du garde-chasse Schumacher.
Le marquis Robert de la Chesnaye, lui-même, sur ses terres, n’a rien vu, ni coulée, ni collet.
Malgré son regard exercé, Marceau n’a pas vu que cette coulée n’est plus fréquentée ; c’est un exemple qui nous montre bien que nul n’est à l’abri d’un moment d’inattention, le spécialiste comme le novice.
Dire d’un film qu’il est “nul”, c’est ne plus me permettre de revoir le film et de revoir mon jugement.
La bonne appréciation d’un film nécessite une certaine distance, certaines connaissances, et puis un effort d’attention plus important, qui sera fourni, sans aucun doute, lors d’une seconde ou “énième” vision.
Dans quelle mesure le cinéaste pense son film ?
C’est une question qui est souvent posée par les nouveaux participants lors de mes cours d’analyse de films.
L’objectif du réalisateur n’est pas seulement de me distraire.
Le scénariste, le metteur en scène, le monteur, tous ont des intentions.
Tout créateur, y compris le documentariste, le reporter, découpe le monde, le cadre et le recompose à son idée.
Il opère les choix qui lui semblent les plus pertinents afin d’exprimer ce qu’il veut illustrer et exclut ainsi tout ce qui ne s’intègre pas dans le but qu’il s’est donné.
De nombreux spectateurs croient fermement à l’objectivité du documentariste et prennent pour “vérité-vraie” le documentaire, le distinguant en cela de la fiction qui elle serait le “faux”.
Le documentaire est avant tout un point de vue, il n’est évidemment qu’une vision du réel.
A travers le film, l’auteur crée “(…) un monde qui s’accorde à son désir (…)”, pour reprendre Michel Mourlet, et non pas André Bazin, cité au générique dans Le mépris de Jean-Luc Godard.
Ou pour l’énoncer autrement, dans Annie Hall de Woody Allen, où le réalisateur, acteur dans le film, nous fait part ouvertement de sa volonté de parfaire la réalité, lorsqu’il la met en scène au théâtre.
Ainsi, Alvy Singer, metteur en scène “idéalisé”, joué par Woody Allen, adapte au théâtre sa rupture avec Annie Hall, sa femme (Diane Keaton), avant de regarder la caméra et de nous déclarer : “C’est ma première pièce. On idéalise toujours en art parce que… dans la vie, c’est dur.”
On retrouve encore un exemple de cette illustration dans Le magnifique de Philippe de Broca, où le romancier François Merlin vit par procuration en donnant par compensation, au héros du roman qu’il écrit, Bob Saint-Clare, tous les traits positifs qui lui font défaut.
Le romancier François Merlin et le héros du roman Bob Saint-Clare, son double opposé, sont bien entendu incarnés à l’écran par le même acteur Jean-Paul Belmondo.
Il y aurait donc des films qui semblent légers au premier abord, mais qui recèlent en eux une complexité ?
Oui, exactement, il nous faut parler de l’attitude paresseuse de celui qui regarde.
D’où mon souci de ne pas préjuger d’un film et de ne pas le cataloguer “nul” en le condamnant a priori.
Lors de la première vision, un film peut donner l’impression qu’il est “insignifiant”.
Mais à l’analyse, le film se révèle à nous.
Nous sommes plus ou moins attentifs, exigeants et prêts à faire des efforts lorsque nous regardons un film.
Il faut dépasser cette certitude de savoir, celle de croire que tout va nous être donné au premier coup d’œil et que nous pouvons saisir tout en une seule vision.
Il est plus facile de décrier un film que de s’interroger sur ce qu’il y aurait à regarder.
Le spectateur a souvent l’illusion de prendre ce qu’il veut, mais parfois il ne prend que ce qu’il peut.
Certains réalisateurs aiment manipuler, détourner le spectateur de leurs intentions.
Le cinéaste peut utiliser des subterfuges formels, tel que le recours à un passé historique, à un genre (film noir, western), dans un souci de protection, non seulement de soi mais aussi de l’œuvre et nous éloigner ainsi, du sens profond, caché.
Le malentendu surgit dès que le spectateur préjuge de la valeur du film en ne se basant que sur ses repères culturels ou sur l’apparente légèreté d’une comédie, méprisant ainsi le travail de fond du réalisateur.
Je pense au très subtil film égyptien Silence… On tourne de Youssef Chahine considéré comme “nul” par une certaine presse occidentale.
Le spectateur se formalise à tort sur la facture du film, qu’il soit “en noir et blanc”, “muet”, “film de cape et d’épée”, “western”, etc..
Est-ce que le réalisateur n’est pas déçu par le regard que pose le spectateur sur son film ?
Peut-être, mais c’est la règle du jeu…
C’est au spectateur de faire l’effort et non plus à l’auteur, qui lui a fait ce qu’il avait à faire.
L’auteur avance souvent masqué, il a aussi le droit parfois d’être pudique.
L’exhibition n’exclut pas la pudeur, la timidité.
La censure ou l’autocensure amène aussi l’auteur à se dissimuler.
Le réalisateur montre en cachant.
Il se montre et se cache.
Il voile et dévoile des parts de lui.
Il laisse entendre, entrevoir, glissant dans son film maints indices, que le spectateur “averti” pourra déceler.
Dans le processus de création, il y a ce “jeu” avec le montré et ce “je” dans le caché – ce jeu que connaissent bien et qu’affectionnent les enfants.
“Je montre et je cache – Je me montre et je me cache”, où l’auteur voile et rend possible le dévoilement.
Ce n’est pas forcément ce que l’auteur montre qui importe, mais aussi ce qu’il cache.
Les films d’”action” peuvent attester que la technique est maîtrisée, mais ce ne sont pas les effets spéciaux réussis qui feront la qualité du film.
Ce n’est pas ce qui séduit au premier abord dans un film qui fait sa richesse.
Les qualités d’un film ne sont pas forcément là où l’on croit.
Quelle est votre principale démarche dans l’analyse de l’image ?
C’est un savoir à acquérir sur l’image.
Il faut dépasser le savoir apparent que nous croyons avoir d’une image, rompre avec l’illusion de l’impression première, briser ce leurre des impressions fugaces et ne pas se limiter à l’inventaire informatif de l’histoire racontée.
Prenons cette scène de Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais :
Un père et son fils sont dans une barque, le père rame, tourne le dos au petit garçon assis.
L’enfant fait mine de tirer sur le père avec un pistolet à fléchette.
Le père se retourne pour regarder l’enfant.
Surpris dans son geste, l’enfant déplace son bras et pointe sa flèche vers l’eau, vers la mer avant de tirer.
C’est le premier niveau aisément identifiable, apparemment anecdotique.
Pourtant, dans cette mise en scène – il y a quelque chose de très significatif.
L’auteur compose son image, et dans cet agencement il y a une intention, (même si par ailleurs des éléments inconscients peuvent également se glisser dans l’œuvre du cinéaste.)
A la seconde vision, la signification apparente ne satisfait plus le spectateur que je suis.
Pareil à l’auteur qui construit, met du sens, à mon tour, par l’analyse, je pars en quête du sens esquissé.
Ainsi je construis mon discours sur le film.
Comment illustreriez-vous votre perception de l’image ?
On peut peut-être parler d’une géographie de l’image, d’une image avec ses profondeurs, ses couches successives, composée de pleins et de creux, de différents niveaux de lecture.
Le spectateur perçoit souvent le film comme une collection dépaysante d’images, d’actions, assortie de dialogues, une série de stimulations audiovisuelles.
Il a une vision première des choses, comme s’il ne voyait que les pleins, sans structures intérieures, comme si sa vision s’arrêtait à la surface des choses et des événements, comme s’il n’entendait que les sons bruts sans nuances.
Sur cette surface lisible sur laquelle le regard du spectateur glisse, il y a du relief, des nuances, des contrastes, des jeux de superpositions, des contenus symboliques, une polyphonie sémiologique qu’il ne voit pas forcément.
Dans mon travail d’analyste, il s’agit de chercher cet ordre caché.
J’entends ainsi, je décrypte d’une façon presque polyphonique le second discours du film, c’est-à-dire en repérant les éléments isolément, sans les exclure de l’ensemble.
Aborder le film en sa qualité d’œuvre signifiante peut sembler surprenant, difficile pour le spectateur qui n’aurait pas pressenti ou voulu s’intéresser au non-explicite de toute expression formelle.
Cela nécessite une “certaine écoute du voir”, semblable à celle du psychanalyste qui a cette écoute flottante, cette disponibilité de l’écoute suffisamment détachée du déroulement de la parole du patient, et à la fois, cette attention particulière au détail.
Il faut donc changer de place, se dessaisir un moment de soi, prendre de la distance, du recul, pour pouvoir poser un autre regard, avoir une vue délibérément distanciée.
Comment arrivez-vous à une interprétation satisfaisante ?
Sans doute faut-il poser, reposer la question de la signification, de l’interprétation, du sens, des symboles, des signes, de la métaphore, de cette fameuse quête du sens.
Nous ne dirons jamais assez que le film est une œuvre, qu’il a une valeur en soi, qu’il est porteur de sens.
La légitimité de l’interprétation naît de l’exigence que nous avons lors de son élaboration.
Une interprétation pour être cohérente, pertinente s’élabore avant tout sur ce que l’auteur a livré.
Il faut collecter ces bribes de sens et ensuite organiser l’argumentation.
Faire du lien, des connexions, voilà un des moyens de tenter de “reconstruire” une interprétation du film – non pas pour lui donner une valeur qu’il n’a pas, mais pour lui maintenir sa valeur.
En trouvant le sens caché et en le dévoilant, nous révélons peut-être une valeur de l’œuvre ignorée.
Quelle est l’attitude du spectateur face au film ?
Le spectateur a le plus souvent la même attente avant, pendant et après la projection : regarder un film vraisemblable, compréhensible et sans mystère, avec si possible au final une fin non ouverte et des réponses à toutes ses questions.
De ce que l’œil a pu saisir et de ce que l’oreille a pu entendre, le spectateur ne prend de façon pragmatique que ce dont il a besoin, souvent le minimum, pour pouvoir suivre la narration, se nourrir facilement et sans trop d’efforts.
Il en fait une lecture sélective, rapide et minimale, mais néanmoins riche en identifications, où il parvient à éliminer tout ce qui ne fait pas immédiatement sens.
Le spectateur avoue lui-même qu’il est finalement peu exigeant pendant et après la projection.
Le spectateur ne voit qu’un défilement d’images ayant pour fonction de susciter des émotions, de le transporter vers un ailleurs.
Souvent, pour lui, parler du film, c’est s’en tenir au contenu narratif et c’est encenser ou décrier le jeu des acteurs.
Dans l’Odyssée, Homère nous rapporte que Polyphème le cyclope ne touche de la main que la surface des choses, le dos des béliers.
Ainsi Ulysse et ses compagnons cachés en-dessous parviennent à s’échapper de la grotte du cyclope-cannibale.
Des siècles plus tard, l’ogre du Petit Poucet se fie lui aussi à la surface des choses, aux coiffes, les couronnes sur les têtes de ses filles, puis aux bonnets sur les têtes des garçons.
Cela permet, une fois encore, par un même procédé au Petit Poucet et à ses frères d’échapper à l’ogre.
Certains détails pertinents dans l’image, qui sont importants échappent souvent au spectateur.
Le réalisateur dispose d’autres moyens de signifier, sans passer par les dialogues ; l’image au cinéma “discourait”, bien avant l’arrivée du “parlant”.
Ainsi le spectateur se méprend sur l’essence même du langage cinématographique.
Le spectateur remarque certains détails, mais n’attribue pas à l’image et à tout ce qui la compose autant d’intentions signifiantes.
Savoir et admettre qu’il y a cet autre niveau dans le film, c’est le premier pas vers une connaissance en profondeur.
Il se peut que le spectateur ne sache pas trop quoi faire avec ce qu’il a remarqué ou ce qu’intuitivement il a perçu : la répétition de tel objet, de telle situation, de telle couleur ou de telle forme.
Avez-vous quelques exemples ?
Le spectateur qui a vu un, deux ou les trois films de la trilogie Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge de Krzysztof Kieslowski, a forcément vu dans le film, par exemple, l’importance de chacune des couleurs dans chacun de ces trois films.
Je constate lors de mes cours que certains spectateurs se sont interrogés sur la signification d’une de ces trois couleurs, puis sur les deux autres.
Certains avaient une ou plusieurs réponses à proposer.
D’autres avaient repéré les signes mais ne savaient pas quoi en faire.
Ils n’arrivaient pas à faire de liens entre les différents indices et se demandaient comment les interpréter.
D’autres n’avaient pas eu ce souci, cette démarche, malgré l’omniprésence de la couleur dans le film, “la couleur était pourtant annoncée”, si je puis dire, par le titre.
Prenons un autre exemple : de nombreux spectateurs associent le titre du film de Steven Spielberg E.T. à Extra-Terrestre, à juste titre, mais très peu, s’interrogent sur d’autres renvois possibles.
E…T, c’est aussi la première et la dernière lettre du prénom du garçon, Elliott, le héros du film.
Un signe, un mot peut être univoque, équivoque, plurivoque.
Pour bien comprendre un film, il faut relire et relier.
Le spectateur oublie ou ignore que tous ces signes s’inscrivent dans un tout, constituent un ensemble signifiant.
Dans l’unité qu’est le film, il y a une mise en images, en mots, en signes, en sons, une mise en scène de l’auteur.
Il n’est pas question de réduire le film à une énumération d’indices, mais de trouver ce qui justifie leur présence à l’écran, et ce qui les lie.
Imaginez l’oiseau qui picore les bouts de mie de pain que Le Petit Poucet a semé. Chaque bout de pain est isolé, et pour l’oiseau cela ne fait pas sens car pour lui il n’y a pas de lien entre le morceau de pain qui précède et celui qui suit. Il y aurait un piège au bout, il ne le comprendrait qu’à la fin. Pour l’oiseau, comme pour le spectateur, il est alors trop tard.
Le spectateur voit isolément les éléments dans le film.
Il relève chaque détail sans lui donner d’importance et de sens.
Le spectateur expérimenté, lui, sait plus ou moins où cela peut le mener.
A la fin du film, il en aura la confirmation.
Je suis pareil à l’enquêteur dans Usual Suspects de Bryan Singer, je relève un indice qui peut être un dysfonctionnement dans la narration de Keiser Soze.
Comme un fil qui dépasse de la tapisserie, de la trame, cet élément incongru, je vais le filer sans hésiter à aller voir en dessous pour voir comment les fils sont liés entre eux et prendre la mesure du travail du tapissier.
A la différence du spectateur ” naïf “, l’analyste n’ignore pas que la présence de certains objets peuvent avoir du sens, pareil à un archéologue qui fouille le terrain ou à un Sherlock Holmes qui relève des indices sur les lieux du crime.
Pour le chasseur dans la forêt, une traînée, une marque, c’est une empreinte attribuée à un animal précis et pas à un autre.
De même, pour un médecin, un certain type de manifestation cutanée peut être le symptôme d’une maladie bien précise.
Dans Angel d’Ernst Lubitch, l’utilisation de la sonnerie est intéressante.
Pareil au garçon de café de L’être et le néant de Jean-Paul Sartre qui, dès qu’il a enfilé son habit de serveur, prend les postures, le ton qui va avec la profession.
Le domestique dans ce film, qui vient de quitter le salon, de retour dans la cuisine, peut enfin se laisser aller à rire. Il redevient lui-même, c’est-à-dire qu’il cesse de tenir son rôle, celui de domestique.
Puis le son de la sonnerie qui retentit au-dessus de sa tête le rappelle à l’ordre, il est au service des maîtres des lieux.
Panique ! Son visage se décompose, il reprend son rôle.
Dans l’observation du domestique, au retentissement de la sonnerie, on peut faire un parallèle entre le comportement, le réflexe conditionné du domestique, du garçon de café et celui du chien de l’expérience d’Ivan Petrovich Pavlov.
Le lien, faire du lien, n’est pas un acte évident au premier abord, mais il le devient.
Le cinéma puise dans tous les domaines et n’exclut pas celui des sciences.
Entre l’expression artistique et ce que la science dit sur la nature, sur l’homme, le fond, le contenu est le même, mais une fois représentée à l’écran seule la forme change.
Le film Mon oncle d’Amérique de Alain Resnais, sur un scénario de Jean Gruault qui puise en partie dans L’éloge de la fuite et dans d’autres publications de Henri Laborit, ne s’en cache pas ; pour d’autres films, les sources d’inspiration sont moins manifestes.
Dans Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, le petit prince demande au renard : – Qu’est-ce que signifie “apprivoiser” ?
– C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie “créer des liens…”
Il faut sans aucun doute faire des liens pour apprivoiser un film.
Le spectateur attentif qui regarde l’image, voit des éléments, des traces.
Il fera des correspondances, établira des relations avec d’autres éléments corollaires, présents dans le film ou fera appel à des références hors du film.
Le film renvoie au monde, il est un fragment ordonné du réel.
Le film porte en lui la conceptualisation, l’acceptation ou la dénonciation d’un système.
Il peut s’appuyer sur divers discours, qu’ils soient d’ordres politiques, religieux, philosophiques, méta-cinématographiques.
Le film peut tout aussi bien renvoyer à l’histoire du cinéma, comme dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, ce dernier rappelant les raisons du départ de Fritz Lang de l’Allemagne en 1933.
Il peut faire écho à des images d’autres films, comme dans La nuit américaine de François Truffaut, se référant par exemple au film de Jean-Luc Godard, Le Mépris, par des citations de plans.
La citation d’un film dans un film peut être nette, comme dans Péril en la demeure de Michel Deville où l’actrice Anémone (Edwige Ledieu) montre à l’acteur Christophe Malavoy (David Aurphet, qui dispense des cours de guitare), la cassette vidéo du film Johnny Guitare de Nicholas Ray.
Le lien sera moins évident pour le spectateur entre le film Pour rire de Lucas Belvaux et La maman et la putain de Jean Eustache, s’il n’a pas vu le second.
Si nous avons vu les deux films, nous comprenons mieux à quoi fait référence le personnage de Nicolas, incarné par Jean-Pierre Léaud, lorsqu’il dit à l’infirmière…
“On se connaît, non ? J’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part…”
L’infirmière est alors incarnée par Françoise Lebrun.
Tous les deux sont présents dans les deux films, elle y incarne dans les deux cas le rôle d’une infirmière.
Le film de Lucas Belvaux plus de vingt ans après, fait écho à celui de Jean Eustache.
Comment le spectateur peut-il comprendre ces signes ?
Tout d’abord, il doit être conscient que l’auteur joue constamment avec son “je” – jeu de montre et jeu de cache : “Je masque et je révèle.”
Partagé entre exhibition et inhibition.
Mais l’auteur joue aussi avec le “je” du spectateur, l’illusionne, le lance sur de fausses pistes. Il se joue ainsi, avec quelque subtilité, de nos pulsions de voyeur, nous dévoilant par trop peu ou nous donnant à voir par excès.
Alfred Hitchcock, dans chacune de ses œuvres, sous le couvert d’intrigues policières, est passé maître dans l’art de “manipuler” le spectateur.
Ainsi il distille dans une mise en scène complexe, empreinte de psychanalyse et d’ésotérisme, un discours latent, difficilement perçu par le spectateur.
Alfred Hitchcock s’intéressait plus aux formes du film, qui font signe et sens, qu’à l’intrigue qui n’était qu’un prétexte pour élaborer le sens profond et travailler “le fantasme du spectateur”.
Pour être plus précis, dans Vertigo, le personnage masculin Scotty, interprété par l’acteur James Stewart, harcèle le personnage féminin incarné par l’actrice Kim Novak, et l’oblige entre autre chose, à nouer ses cheveux en chignon.
Le réalisateur Alfred Hitchcock nous révèle à propos de son héros, que “cet homme veut coucher avec une morte, c’est de la pure nécrophilie.” (…) “Tous les efforts de James Stewart pour recréer la femme, cinématographiquement, sont montrés comme s’il cherchait à la déshabiller au lieu de la vêtir”.
Et il déclare encore à François Truffaut, toujours, dans les célèbres Entretiens “Truffaut – Hitchcock”, que l’héroïne “n’a pas relevé ses cheveux en chignon. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’elle est presque nue devant lui mais se refuse à enlever sa petite culotte.”
C’est donc bien au spectateur de saisir le montré et le caché du cinéaste.
Il nous faut, pareil au chasseur à l’affût, relever les indices immédiatement parlants ou ce qui pourrait se révéler être des indices : ce qui n’est encore qu’une trace et qui s’avérera être une marque importante, une empreinte.
Il faut relever les traces, puis partir en quête pour comprendre le film.
Quels sont ces indices ?
Tout comme une trace va attirer l’œil du promeneur, elle peut être l’indice d’une présence, la marque laissée par le passage d’un animal dans ce lieu.
S’il examine de plus près cette trace, et s’il s’appuie sur une connaissance, il pourra en identifier l’empreinte.
Ce signe se révélera être la preuve tangible du passage d’un animal bien précis.
Tel le chasseur, je suis à l’affût d’indices dans le film.
A la première vision de Citizen Kane d’Orson Welles, la présence de deux gondoles et de deux bouées au début du film semblait insignifiante. Cependant, à la seconde vision, la présence de ces éléments et le choix des gondoles m’intriguaient. Ce ne sont ni des barques, ni des jonques, ni des pirogues, ni des felouques. De plus, il n’y a pas une, ni trois, mais deux gondoles.
Dès lors, une interprétation, pour moi, devient possible en ayant bien en tête l’ensemble du film.
Pareil au sumbolon…
Le sumbolon est à l’origine un objet de bois ou de céramique que l’on coupait en deux et les deux hôtes en gardait chacun un morceau.
Ce sumbolon morcelé en deux parties, devenait le signe de reconnaissance de l’autre.
Les deux pièces réunies pour ne faire plus qu’une, le sumbolon reconstruit, il permettait de reconnaître et d’assurer les liens d’hospitalité et l’amitié de ceux qui possédaient chacun des morceaux.
Une partie présente renvoie à une partie absente, et les deux forment un tout.
Si un film commence dans une ville construite près d’un fleuve, il faut peut-être s’interroger sur le pourquoi de ce choix.
Il peut par exemple renvoyer à une époque révolue où les transports de marchandises se faisaient par voie fluviale.
La réalité qui m’est donnée à voir à travers le film ne va donc pas de soi.
Elle relève d’une construction qui laisse finalement peu de place au hasard.
Je dois m’interroger sur le sens de ces choix, percer, mettre à jour les intentions.
Il est très fréquent de constater que l’élément absent est plus pertinent que l’élément présent.
Dans Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, le film s’ouvre sur une affiche où nous pouvons lire San Francisco.
Cette précision, de la part du réalisateur, n’est pas innocente, car elle est un renvoi à Saint François d’Assise, patron des oiseaux.
On en retrouve une représentation dans une peinture de Giotto di Bondone, Le sermon aux oiseaux.
Il est clair ici que le choix de la ville souligne le titre, et ce dernier, le sujet même du film.
Toute production humaine atteste d’une élaboration explicite ou implicite de la pensée.
L’aspect symbolique présent dans les films relève-t-il de choix conscients de la part du réalisateur ?
Il est évident qu’une œuvre recèle une part inconsciente qui échappe à l’auteur.
Dans tout processus de création et donc dans toute œuvre, il y a forcément une part d’intuition, une part d’intention, une part obscure.
Il est important de préciser que mon souci n’est pas de vouloir reconstituer ce qui pourrait être la pensée consciente ou inconsciente de l’auteur.
Le point de départ est et reste l’œuvre, il n’est nullement question de faire la psychanalyse de l’auteur, mais de bien analyser l’œuvre.
Mais l’œuvre recèle par nature différents niveaux de significations qui peuvent être puisés dans le réceptacle inconscient, celui-ci, s’exprimant de façon déguisée par divers procédés : de métonymie, de condensation, d’associations…
Il n’y a à ce sujet plus lieu de douter qu’une part de ce discours sous-jacent, que l’analyse met à jour, échappe à l’auteur.
L’interprétation de l’analyste de films n’est donc pas une lubie, dans la mesure où celle-ci s’étaye sur des éléments puissamment concordants.
Il faut informer le spectateur qui croit encore à l’innocence de la mise en scène et à l’insignifiance des détails.
Il suffit pour s’en convaincre de relire les entretiens d’Alfred Hitchcock avec François Truffaut, qui révèlent un second discours de son œuvre, (cf. la signification du chignon dans Vertigo, précédemment donnée).
D’ailleurs, cela est secondaire, je travaille dans un premier temps avec ce qu’il nous offre, ce matériau finement élaboré.
Peu m’importe si les propos de l’auteur sur son œuvre abondent dans le sens de mon interprétation qui reste toujours une piste possible, toujours étayée par des indices.
Je ne m’aventure pas sans suivre les empreintes signifiantes que j’ai relevées dans le film.
L’interprétation n’est pas, ne doit jamais être un exercice de divagations sauvages sur le film, et pour ma part, je me fonde toujours sur ce qui est visible, donné, offert.
Est-ce que le fait d’analyser les films peut nous priver du plaisir premier que nous avons à la découverte d’un film ?
Pour moi non, la notion de plaisir est toujours là, surtout lorsqu’on analyse un film.
Un film qui nous a plu, on va le redécouvrir encore et d’une autre façon.
C’est un ravissement autre que celui que l’on a eu pendant la projection.
Je parlerais de trois types de plaisir : le plaisir éprouvé lors de la projection, le plaisir lors de la remémoration des émotions marquantes, et le plaisir de la découverte lors de l’analyse ; l’étude de l’œuvre permet de découvrir des éléments qui ont échappé lors de la première vision et d’approfondir des pistes rapidement survolées, embarqués que nous sommes par le temps et le rythme du récit.
Quelles sont les différentes étapes de l’analyse filmique ?
Je vois une première fois le film en entier.
J’ai besoin d’avoir un point de vue global du film.
Puis je revois le film une ou plusieurs fois.
Pour faire des liens et apporter une interprétation pertinente, il faut revoir le film, plan par plan et s’attacher aux détails.
Je vais donc lire le film, le relire.
“Lire”, dans le sens étymologique, aux yeux des Anciens, avait la signification de ramasser, cueillir, prendre, glaner, voler, épier, reconnaître les traces.
Je collecte donc, je glane pour pouvoir ensuite élaborer une interprétation.
Si le spectateur voit un objet qui lui semble sans importance, qui pour lui ne signifie rien, ce même élément pour moi peut être porteur de sens, puisque l’auteur l’a inclus dans sa composition.
Consciemment ou inconsciemment, il a justifié sa présence, sa raison d’être à l’écran.
Anton Pavlovitch Tchekhov écrivait dans ces Correspondances, ceci : “Il ne faut pas montrer sur la scène un fusil si personne n’a l’intention de s’en servir. “
Je vais repérer un élément récurrent dans l’ensemble du film ou dans toute une séquence de Citizen Kane d’Orson Welles, par exemple la présence d’un objet tel que le triangle sous toutes ses formes.
Même si je n’en entrevois pas encore la portée, c’est lors de la seconde étape que peuvent ou non s’établir des liens.
Le travail de l’analyste consiste à mettre en lumière ces indices, à pointer, à souligner, ce que le spectateur a certes vu, mais pas relevé, et d’en rechercher le sens.
L’analyste est avant tout un révélateur, puis il s’attachera à expliquer.
“Expliquer”, a pour origine latine, “explicare”, déplier, de “plicare”, plier. Au sens de déplier, dérouler, donc faire connaître mais aussi aller voir sous le pli, soulever le voile, voir ce qui s’y cache.
L’analyste est pareil au journaliste Jerry Thompson dans Citizen Kane qui est chargé de trouver la signification du célèbre Rosebud, le dernier mot prononcé par Charles Foster Kane.
Tel un illusionniste qui par un jeu de superpositions de différents caches, dévoile pour notre grand plaisir et à notre insu masque par ailleurs.
Le sens caché est en lien direct avec ce qui est montré.
Je fais constamment ce va-et-vient entre ce qui est caché et ce qui est montré.
Le caché repose sur le montré.
Dans le film La ménagerie de verre de Paul Newman, une adaptation à l’écran de la pièce de théâtre de Tennessee Williams, Laura, l’héroïne est une collectionneuse de nombreux animaux en verre et parmi toute cette ménagerie de verre, sa préférence va pour la licorne qui renvoie à sa virginité. La licorne symbolise dans la mythologie la virginité, et seule une femme vierge pouvait amadouer, domestiquer un tel animal.
Est-ce qu’un film peut trop montrer ou trop cacher ?
Oui, trop cacher est une difficulté de plus pour l’analyste.
Le réalisateur risque d’être hermétique, de rendre opaque son film et de me laisser avec toutes les interrogations d’une quête qui n’aboutira pas.
Mais trop montrer, trop révéler, c’est venir occuper ma place, me retirer le plaisir du dévoilement, de la révélation, c’est me frustrer de la jouissance de la découverte qui passe forcément par la quête.
La difficulté pour l’auteur c’est d’éviter de se confiner dans des clichés, des représentations convenues, c’est par exemple savoir comment conférer une dimension christique ou œdipienne à un personnage sans tomber dans le stéréotype.
L’auteur se révèle aussi artiste, à mon sens, dans la maîtrise de ses suggestions et son sens de la mesure.
Et l’un des meilleurs moyens consiste à user de l’ellipse, mais aussi dans l’art de raconter et de capter son auditoire.
C’est aussi le sujet du film avec les différents conteurs qui se succèdent dans La comtesse aux pieds nus de Joseph Léo Mankiewicz ou encore Mathieu Faber dans Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel.
Pour le novice, il y a peut-être un manque, de l’ordre du “pas assez dit”, alors que pour l’analyste, cela est tout à fait signifiant.
Pour certains, il y a un manque de signification, pour d’autres, elle sera soit suffisante, soit excessive.
Par défaut pour certains, par excès pour d’autres, je préfère plutôt un film qui cache.
Je supporte mal que l’auteur, par le biais de son personnage, m’explique à la fin du film ce qui pour moi était déjà compréhensible ou ce que je pouvais comprendre par moi-même avec quelques efforts.
J’apprécie l’auteur qui crée et me permet, spectateur que je suis, de découvrir la trame en filigrane, et me permet de rendre transparent le voile translucide qui opacifiait une seconde lecture, et qui me laisse imaginer, créer, produire à mon tour du sens.
Pourquoi un spectateur novice ne voit pas les principales significations d’un film ?
Le spectateur se situe dans une logique de sélection de l’information, il pare à l’essentiel, à ce qui lui permet de “suivre l’histoire”.
Les traces lui paraissent difficilement visibles.
Il lui sera alors difficile de relever, d’observer ce qui lui permettrait d’interpréter et cela va le décourager de faire des efforts pour essayer de regarder et de comprendre le film.
L’attention, le regard se travaillent, il est important d’éduquer son regard.
Certains automatismes s’instaurent alors de fait.
On acquiert une habilité du regard, “des coups d’œil” précis qui deviennent des outils pour le travail préalable de repérage de la structure du film.
J’essaie d’œuvrer dans ce sens dans mes cours d’analyse et de sensibiliser les participants à cette pratique.
Comme pour la mémoire qu’il faut faire travailler, si l’on néglige les fonctions visuelles, elles finissent par s’appauvrir.
L’invisible n’est pas rendu visible, mais le vu est rendu visible, parce que attentivement lu et relu.
Le discours latent a besoin du discours manifeste, il repose sur lui, un va-et-vient nécessaire et incessant de l’un à l’autre et vice versa.
Le spectateur accompagne l’enquêteur dans sa résolution de l’énigme, mais cette énigme en cache une autre, d’autres (cf. Œdipe trouve la réponse à la devinette que lui pose le sphynx, mais nous le savons, ce n’était pas la bonne énigme à résoudre).
De même, dans Citizen Kane d’Orson Welles, trouver la signification de Rosebud n’explique pas qui était Charles Foster Kane.
L’œuvre est un puzzle dont il faut justifier les choix de découpes, les pièces liées les unes aux autres.
Alors que doit être la démarche du spectateur novice ?
Celle d’avoir une autre attitude à l’égard de l’œuvre : voir un film et refuser d’y voir “l’ouvrage” d’un auteur, c’est le signe d’un certain mépris pour le cinéma.
Se demander si “l’auteur y a pensé”, c’est exprimer l’absence chez le spectateur de toute attente et d’une exigence noble dans la rencontre avec l’autre, l’auteur.
C’est aussi une méconnaissance de cet art, de son histoire, de son évolution, de ceux qui ont fait de lui un art, de toute la bibliographie où l’on peut lire les propos et les intentions de ces cinéastes.
Souvent, le spectateur colonise l’objet filmique et le réduit.
Le spectateur va trouver dans le film sans trop d’efforts ce qu’il connaît déjà de lui-même.
A l’opposé de Michel de Montaigne, dans L’art de voyager, qui préférait s’attabler avec les indigènes du pays visité, le spectateur ne va voir dans le film de l’autre que ce qui lui ressemble.
Il s’intéresse en fait très peu au film même.
Sa démarche de colonisation du film par identification et projection consiste à voir ce qu’il veut bien y voir.
J’entends souvent dire “on voit ce qu’on veut dans les films”.
C’est bien sûr se limiter que de ne voir que ce que l’on veut voir.
Voir, cela demande un effort, une remise en question, plus que le doute, une ouverture, être non fermé pour voir plus.
Il serait plus juste de dire et de penser que le spectateur ne voit que ce qu’il peut voir, souvent pas grand chose, et moins il en voit, plus son interprétation risque d’être faussée.
Le danger est de s’approprier un film qui n’est pas le nôtre.
Pour une démarche de décolonisation, le spectateur doit accepter de recevoir ce qui est donné dans le film par l’auteur, sa vision.
Vouloir avoir raison à tout prix, c’est une fois encore, risquer de figer le film.
Il ne s’agit pas de se battre pour un film, mais de se débattre avec le film, puis d’en débattre avec d’autres, car l’œuvre a tout à y gagner, et nous, rien à y perdre.
Le moteur de toute interprétation c’est la découverte, la surprise encore et encore, l’émerveillement renouvelé.
Et c’est dans l’absence du film, dans sa présence silencieuse, dans son empreinte – à partir des empreintes qu’il a laissées en nous, que l’on peut faire naître, renaître le film, le prendre et le reprendre et être encore surpris.
Il nous faut admettre qu’un film est forcément pensé, construit, qu’il y a une intention.
Le spectateur qui admet cela, s’éloigne de Polyphème, le cyclope et de l’ogre du conte et se rapproche d’Ulysse et du Petit Poucet, qui sont des metteurs en scène.
Quel rapport entretient le spectateur avec le film non-causant (muet) et le film causant (parlant) ?
Le spectateur des films muets avait une perception différente de celle que nous avons aujourd’hui.
Dans les films muets, le regard voit et comprend, parce que l’oreille imagine ce qu’elle n’entend pas.
Dans les films d’aujourd’hui, le regard ne voit plus autant et l’oreille entend trop.
Les dialogues et la bande son prennent souvent une trop grande place, parasitent l’image et empêchent de voir.
Il faut un savant dosage, un rapport intelligent entre image, musique et dialogues, tout en sachant que l’oreille accapare, imagine, produit, fournit plus que l’œil (cf. Robert Bresson, in Notes sur le cinématographe).
Comment expliquez-vous l’inattention du spectateur ?
Le cinéma “muet” était très parlant, l’image se suffisait à elle-même.
Le langage cinématographique avait atteint un tel niveau d’expression que l’arrivée du “sonore”, du “parlant”, ne pouvait que venir parasiter, voiler, faire écran entre l’image et le spectateur, le distraire, l’éloigner.
Certains cinéastes vont se servir avec talent et maîtrise de ce progrès technique pour mieux se cacher et véhiculer leurs idées.
D’autres cinéastes, des “faiseurs de belles images avec des musiques racoleuses et des effets spéciaux” ne s’en serviront que pour donner l’illusion d’un talent, alors qu’il n’est question là que de performances techniques.
Trop souvent nous constatons que la technique savante est rarement au service d’une idée, d’une pensée.
Nous n’avons pas abordé la question de la censure ?
La censure, dans les deux extrêmes, par excès ou par défaut, par son omniprésence ou par son absence, tue l’art.
La censure peut apparaître comme un mal nécessaire, lorsqu’elle suscite la créativité, l’ingéniosité par des stratagèmes qui détournent l’attention.
Dans un pays où la censure est trop présente, les contraintes du système totalitaire peuvent pousser l’auteur à “déguiser le propos de son film” et dénoncer de façon camouflée, cachée, subversive, le régime.
Le cinéma hollywoodien n’a jamais été aussi créatif que sous le code Hayes.
L’art, c’est de suggérer. Et le cinéma est un art lorsqu’il suggère.
Aujourd’hui peu de cinéastes utilisent avec intelligence l’art de l’ellipse.
Une différence que l’on retrouve encore entre un film sensuel qui suggère, un film érotique qui répertorie les clichés et un film pornographique qui montre tout et donne une idée fausse de la sexualité.
A contrario, les films de propagande, publicitaires, distillent eux aussi, souvent à l’insu du spectateur, un message.
C’est ce que le spectateur reçoit, lorsqu’il voit un film où on a inséré des images subliminales, même s’il n’en est pas conscient, il en restera toujours quelque chose, comme en ce qui concerne la rumeur.
Il y a donc deux manipulations visant chacune deux buts bien distincts.
L’une est de déjouer la censure : c’est la contestation politique.
L’autre s’apparente à de l’endoctrinement, imposer un système de pensée.
Nous arrivons au terme de notre entretien, que souhaiteriez-vous ajouter ?
Je dirai simplement que le film est un moyen d’apprendre sur soi, sur l’autre, sur le monde.
Une fois dépassés les a priori sur le film et sur le cinéma, il permet d’aller à la rencontre de l’autre et de soi.
Il me semble que les films les plus intéressants parlent en même temps du particulier et de l’universel, ne vieillissent pas, échappent aux modes, portent en eux la question de l’identité.
Ces films où les auteurs sont créatifs et permettent aux spectateurs d’être créatifs à leur tour, sans oublier d’être récréatifs.
Ces œuvres ne méprisent ni leurs personnages, ni ne suscitent la haine, mais révèlent l’être avec sa complexité et sa fragilité, (cf. M, le maudit de Fritz Lang).
Fin.
© www. cinecursus.ch , Abderrahmane Bekiekh, 15 décembre 2005.